Denis Pennel est le directeur général de la Ciett, la confédération mondiale des agences privées pour l’emploi, et fait partie du top 100 au classement international des complprofessionnels des ressources humaines (Staffing Industry Analysts). Il est l’auteur de Travailler pour soi. Quel avenir pour le travail à l’heure de la révolution individualiste ? (Seuil). Cette interview est la seconde partie de l’entretien accordé par Denis Pennel à l’Atelier de l’emploi.
> Lire la 1ère partie : « Un nouveau monde du travail respire déjà »
L’Atelier de l’emploi : Parmi vos quinze « propositions concrètes pour adapter le travail à l’ère de l’individualité », l’une porte sur l’encouragement de « nouvelles solidarités ». Que voulez-vous dire ?
Denis Pennel : La montée de l’individualisation au travail ne signifie pas forcément la fin de l’action collective : c’est notamment par la solidarité que viendra la réponse aux besoins de nouvelles formes de sécurité. C’est fondamental : chez les jeunes générations, il y a ce besoin de donner une partie de son temps et de son énergie hors de l’économie mercantile. Ce qu’on peut appeler l’économie du don est appelé à se développer : échange de services en nature, engagement dans le bénévolat, implication au sein de l’humanitaire. De même pour les solidarités intergénérationnelles : le contrat de génération est à ce titre un concept très intéressant, sur le fond. Mais plus généralement, il manque des passerelles, dans et en dehors du monde du travail.
Quelles conséquences pour l’entreprise ?
L’individu, de plus en plus, veut consommer le travail, comme il consomme des biens et des services : à l’entreprise de mettre en place des solutions qui répondent à ces attentes, comme ces services de conciergerie qui permettent à l’individu de s’épanouir dans son travail en le libérant des tâches pratico-pratiques. L’entreprise n’est plus seulement un employeur, elle doit se mettre au service de ses employés ; pourquoi n’irait-elle pas jusqu’à, par exemple, aider ses salariés à trouver un logement étudiant pour leur enfant ? C’est sa responsabilité sociale : elle ne doit pas non plus former ses salariés seulement en fonction de ses objectifs, mais doit avoir une vision plus large à l’aune du marché du travail : c’est une mutualisation des efforts.
« La montée de l’individualisation au travail ne signifie pas forcément la fin de l’action collective »
Vous évoquez également le partage de compétences entre entreprises…
Oui, la formation devrait être un jeu gagnant-gagnant, où chaque entreprise forme à l’employabilité des salariés, avec une vision qui dépasse les seuls objectifs de l’entreprise. C’est quelque part une mutualisation des efforts : former un collaborateur qui part de l’entreprise trois ans plus tard ne signifie pas former « pour rien »… si toutes les entreprises s’engagent à développer l’employabilité des salariés. Ne faites pas la guerre, mais faites – et développez – des talents !
Ce n’est d’ailleurs plus tant la gestion des compétences qui est le nerf de la « guerre », mais la gestion des talents. Les compétences deviennent obsolètes, pas les talents, et les métiers d’avenir sont principalement des emplois avec de nombreuses interactions sociales, qui font plus appel au savoir-être qu’à des compétences pointues. Il faut donc – et c’est du bon sens ! – investir dans les ressources humaines, comme le préconise Vineet Nayar, en mettant « les employés d’abord ».
« Ce qui se fait dans l’intérim en France est précurseur »
La sécurité de l’emploi, demain, c’est donc avant tout la solidarité ?
La meilleure sécurité, c’est le plein-emploi. Mais nous en sommes loin aujourd’hui, et il faut inventer de nouvelles formes de sécurité. Les CDI à temps plein ne sont pas l’avenir : il faut dès lors arrêter de protéger les emplois et plutôt accompagner les individus tout au long de leur carrière professionnelle. Ces carrières ne seront pas toujours ascensionnelles du début à la fin, mais comporteront des accidents, des évolutions en dents de scie. Parce que l’accompagnement de ces transitions devient essentiel, la transférabilité des droits de protection sociale devra être établie.
À ce titre, ce qui se fait dans l’intérim en France est précurseur : quelles que soient l’entreprise « utilisatrice » et l’entreprise de travail temporaire qui emploient le salarié intérimaire, ses droits sont transférables. Cette portabilité des droits signifie que son accès à la protection sociale naît de sa seule activité sur le marché du travail, qu’importe l’employeur. L’enjeu, c’est de faire en sorte qu’un maximum de la protection soit lié non pas à l’employeur mais à vous en tant qu’individu.
C’est aussi l’esprit de l’accord français sur CDI intérimaire, dernièrement signé…
Oui. Le CDI intérimaire est un type d’emploi complémentaire au CDI qui se développe et répond de manière intelligente aux besoins aussi bien des entreprises que des individus, en essayant d’inventer des modèles de stabilité et de sécurisation des parcours. Le CDI intérimaire est en effet une façon de réconcilier flexibilité et sécurité ; un mouvement dans cette direction s’observe en France, mais aussi en Allemagne, en Pays-Bas ou en Italie, où la signature du CDI intérimaire devient obligatoire au bout de deux ans.
« Les comptes individuels recréent de la stabilité dans un monde de plus en plus individualisé »
Le compte personnel de formation qui est sur les rails va-t-il dans cette même direction ?
Oui, et tous les comptes individuels sont une très bonne chose. Les comptes épargne-temps sont un des clés du succès du marché du travail en Allemagne. Les gens peuvent économiser du temps de travail et utiliser ce compte pour maintenir une stabilité de leur rémunération en cas de chômage partiel. Les comptes individuels, ce sont des capitaux qui participent à l’individualisation et recréent de la stabilité et de la sécurité dans un monde de plus en plus individualisé. L’idéal serait aussi de ne plus avoir de frontières entre le statut de salarié et celui d’indépendant en matière de protection sociale.
Comment mettre en oeuvre cette proposition, qui est aussi une révolution ?
Oui, ce serait une révolution, et elle ne peut pas se faire seule. Il va falloir des intermédiaires pour la faciliter et accompagner les travailleurs durant leurs phases de transition sur le marché de l’emploi. Le secteur de l’intérim et plus globalement des services privés pour l’emploi – cabinets de recrutement, cabinets d’outplacement, centres de formation – sont parmi les premiers concernés. Il y a un enjeu de repositionner ce secteur non plus simplement sous un angle business to business mais vraiment business to customer : il faut mettre à la disposition des individus des prestations de service pour mieux les accompagner dans un marché du travail incertain.
Quid des services publics de l’emploi ?
Tout comme les syndicats, ils ont bien entendu un grand rôle à jouer, s’ils arrivent eux aussi à entrer dans une logique de service. C’est déjà le cas aux États-Unis, avec des syndicats créés pour les free agents – les travailleurs indépendants -, qui représenteraient entre 20 et 25% de la population active américaine. Ces structures sont moins des structures de revendication que des prestataires de services. Le milieu associatif participe également à ce mouvement ; le marché des intermédiaires du nouveau marché du travail est ouvert, mais il reste encore sous-développé et insuffisamment organisé.
« L’intérim ne se substitue pas à l’emploi, il permet de transformer du travail disponible – mais « caché » – en emploi »
Une urgence se fait également jour sur le marché du travail : les emplois vacants et les pénuries de main-d’oeuvre. Les employeurs peuvent-ils, seuls, remédier à leurs difficultés à recruter ?
Les solutions à ce problème sont multiples. Il y a d’une part un vrai sujet autour de l’éducation : 10 à 15% des jeunes sortent de l’école sans aucun diplôme, et ces populations sont sur-représentées dans les personnes touchées par le chômage. Il faut ainsi nuancer l’expression de « chômage des jeunes » : le diplôme reste un rempart contre le chômage, tous les jeunes ne sont pas égaux face aux risques.
D’autre part, les employeurs ont trop tendance à chercher le mouton à cinq pattes et à vouloir recruter des candidats directement opérationnels, sans investir dans la formation.
Enfin, les intermédiaires ont en effet un vrai rôle à jouer dans l’appariement entre la demande et l’offre de travail, pour identifier des gisements d’emploi qui existent mais ne sont pas visibles. C’est une mission, notamment, du travail temporaire : l’intérim ne se substitue pas à l’emploi permanent, comme on l’entend parfois, mais dans la plupart du temps, au contraire, il permet de transformer du travail disponible – mais « caché » – en emploi. C’est d’autant plus vrai que demain, la rencontre entre offre et demande va devenir de plus en plus compliquée : le monde du travail se complexifie, s’intensifie, s’accélère. Dans une économie de la connaissance et du savoir, la personnalité joue de plus en plus : cette rencontre se fait dorénavant via les savoir-être et le talent, et c’est aussi une rencontre entre la personnalité du candidat et la culture de l’entreprise.
Ces nouveaux types d’appariement, cette déstandardisation de la relation au travail, sonnent-ils la fin du salariat ?
Après la révolution industrielle, le salariat s’est développé jusqu’à devenir prédominant. Mais auparavant, outre les travailleurs agricoles, la plupart des emplois étaient occupés par des indépendants, commerçants ou artisans. Ils étaient leur propre employeur, propriétaires de leur outil de production – leurs bras ou des petites machines – et travaillaient à domicile. Cela ressemble à la façon dont on travaille de plus en plus aujourd’hui, avec des activités déconnectées du bureau et le cerveau comme principal outil de production. La période du salariat à l’heure de la production de masse n’était-elle finalement pas une parenthèse ?
L’individualisation a changé la donne, et dans une société tertiaire, où même l’industrie est très complémentaire des services, on ira peut-être jusqu’à réinventer les guildes médiévales ! Demain, les structures intermédiaires sur le marché du travail ne vont pas seulement s’occuper du sourcing, de trouver, former et mettre les candidats au travail, mais elles leur apporteront aussi un certain nombre de protections sociales… à la manière du « compagnonnage ». Un système concurrentiel et positif pour les individus est à inventer…