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Denis-Pennel

Travailler pour soi (1/2) : « Un nouveau monde du travail respire déjà » (D. Pennel)

Travailler pour soiDenis Pennel est le directeur général de la Ciett, la confédération mondiale des agences d’emploi privées, et fait partie du top 100 au classement international des professionnels des ressources humaines (Staffing Industry Analysts). Il est l’auteur de Travailler pour soi. 
Quel avenir pour le travail à l’heure de la révolution individualiste ? (Seuil).

L’Atelier de l’emploi : Comment les jeunes peuvent-ils imaginer le monde du travail qui les attend demain ?

Denis Pennel : Il faut que les jeunes comprennent que nous vivons moins une crise de l’emploi qu’une révolution du travail. Dire cela peut paraître provocateur sachant  que nous comptons plus de 3 millions de chômeurs en France et 26 millions en Europe, mais comme le disait Gandhi, « un arbre qu’on abat fait plus de bruit qu’une forêt qui pousse ». La crise masque une révolution et des mutations plus structurelles du travail. Si de nombreux travaux, comme l’enquête Eurofound, montrent que le travail continue à occuper une place primordiale dans nos sociétés et dans la vie des individus, la nature du travail est en train de muter.

Ce n’est pas la fin du travail, mais c’est la fin du travail tel que nous le connaissons. De nouvelles formes de travail cohabitent avec le CDI à temps complet. Dans certains pays elles le supplantent déjà. Ce qu’on appelle – à tort – les formes d’emploi « atypiques » sont en train de devenir des formes d’emploi typiques, « l’exception est devenue la norme », comme le rappelait le secrétaire général de l’Organisation internationale du travail lors de la dernière Conférence internationale du travail.

Est-ce la fin du tout-CDI ?

Aux Pays-Bas, 46% de la population active travaille à temps partiel, auxquels on doit ajouter les travailleurs indépendants et les personnes en intérim : le CDI à temps plein n’est plus la norme… Et il faut ajouter qu’il s’agit dans la grande majorité des cas d’un temps partiel choisi, comme d’ailleurs en France. Le refus du temps complet est souvent un choix personnel, avec par exemple beaucoup de femmes qui travaillent aux quatre cinquièmes et se réservent leur mercredi après-midi. Au final, la multiplication des formes d’emploi et des relations d’emploi déstandardisées sont en train de bouleverser nos perceptions du travail. Et la réalité a comme souvent de l’avance sur nos perceptions.

« Le CDI à temps plein n’est plus la norme »

Est-ce a dire que nous ne sommes pas préparés à cette « nouvelle réalité » ? Y a-t-il danger ?

Nos structures sont devenues obsolètes. L’ensemble de notre protection sociale a été conçue pour une société et un marché du travail où la plupart des gens faisaient toute leur carrière au sein de la même entreprise, et en tant que salariés. Aujourd’hui, de plus en plus ne sont plus dans le salariat mais deviennent auto-entrepreneurs, travaillent en free lance ou exercent plusieurs activités indépendantes en parallèle, et les salariés aussi ne cessent de changer d’un statut professionnel à l’autre.

Notre système ne rentre pas dans ces nouveaux cadres : l’enjeu principal, c’est comment réinventer de la sécurité et de la stabilité dans des carrières par définition chaotiques, discontinues. Une solution est de vouloir remettre tout le monde en CDI, à temps complet, c’est-à-dire de faire rentrer une nouvelle réalité dans un vieux moule. Une autre est d’adapter le moule à la nouvelle réalité du travail.

The-Future-of-Work

Les jeunes entrants sur le marché du travail ne sont-ils pas d’abord préoccupés par l’objectif de trouver un emploi ?

Quand on évoque un certain âge d’or de l’emploi, dans les années 1960, notamment, on oublie souvent un point : tout le monde n’était pas embauché en CDI à temps plein, mais ce sont surtout les hommes qui en profitaient, les femmes ayant alors une très faible participation sur le marché du travail. Historiquement, c’est l’accroissement du temps partiel et de l’intérim qui a permis de mieux les insérer professionnellement. La diversification des formes d’emploi, au sein du salariat (le développement de l’intérim, du CDD, du temps partiel), a permis d’augmenter la participation sur le marché du travail en offrant de nouvelles possibilités de travailler, notamment via des horaires atypiques. Et cela profite particulièrement aux profils les plus fragiles : ces nouvelles formes de travail sont un moyen de maintenir ou d’insérer les individus les plus éloignés du marché de l’emploi : jeunes sans expérience, seniors, personnes handicapées…

« Nous passons de l’heure de la mécanisation à l’ère de « l’artisanat de masse » »

Le développement de ces formes d’emploi « atypiques » n’est-donc pas un danger pour l’emploi ?

Au contraire : si demain on pouvait faciliter ces nouvelles formes de travail, tout en les sécurisant, cela ne peut être que bénéfique pour augmenter le taux d’emploi. Beaucoup de pays en Europe, dont la France 63,9%, ndlr], sont loin de l’objectif européen de 75% de taux d’emploi. Les Pays-Bas et les pays scandinaves, qui ont adapté la règlementation du marché du travail à cette nouvelle réalité, sont eux justement bien plus proches de cet objectif. Il ne s’agit d’ailleurs pas nécessairement de pays qui ont fait le choix de plus de flexibilité ; dans certains cas, ces modernisations du marché du travail peuvent correspondre à plus de règlementation.

L’entreprise est-elle en avance sur la règlementation ? Quelles réponses la gestion RH peut apporter aux attentes de la « génération Y » (voire Z…) ?

Dans l’organisation du travail, nous passons de l’heure de la mécanisation à l’ère de « l’artisanat de masse ». Le mot-clé, c’est l’individualisation, le sur-mesure, c’est-à-dire le besoin d’une gestion individualisée des ressources humaines. Elle aura lieu d’une part à l’échelle de la personne, avec des conditions de travail propres à chaque collaborateur, avec des horaires aménagés, des packages individuels de rémunération et d’avantages. Mais elle concerne également l’intégralité de la carrière professionnelle, avec ce besoin de s’adapter à des individus qui n’auront pas le même engagement pour leur entreprise en fonction de l’évolution de leur santé, de leur situation familiale, etc.

Ce mouvement est-il déjà observable ?

Deloitte a par exemple créé une matrice, la Mass Carreer Customization, pour faire de la gestion « de masse » des collaborateurs, sur de grands volumes, tout en personnalisant les services. C’est l’enjeu de demain : comment réconcilier l’individu et le collectif ? Il va falloir singulariser la relation RH pour répondre aux nouvelles attentes d’une meilleure prise en compte de l’individualité sur le lieu de travail.  Avant, chacun devait s’adapter au monde du travail et rentrer dans le moule ; aujourd’hui, c’est le travail qui doit s’adapter aux modes de vie et aux choix personnels. C’est un renversement complet, même si la crise retarde et masque ce phénomène : c’est un peu plus difficile pour l’individu d’imposer son point de vue à une entreprise quand il y a pléthore de candidats pour un poste à pourvoir… mais rappelons-nous que juste avant la crise, les entreprises étaient dans la surenchère pour attirer les meilleurs talents. Dès que le marché du travail sera moins tendu, ce phénomène réapparaîtra et s’amplifiera.

 « L’entreprise est déjà devenue agile »

Au-delà du management collaboratif et d’une gestion RH « sur-mesure », comment l’entreprise traverse la révolution du travail ? 

[encadre]L’individu devient plus flexible, mais l’entreprise aussi ! Cette révolution met fin à l’unité de temps, de lieu et d’action de l’entreprise. L’unité de temps ne veut plus rien dire avec le développement des outils technologiques et la « mobiquité », le fait d’être à la fois mobiles et accessibles 24 heures sur 24. Il y a aussi une déspatialisation et une dématérialisation du travail : l’entreprise sort de ces murs ; il y a enfin la déstandardisation de la relation au travail, à la fois au sein du salariat et avec l’apparition de nouvelles formes de travail non salariales.

L’entreprise « flexible », n’est-ce pas un mythe ?

Non, l’entreprise est déjà devenue « agile ». On le voit avec le concept d’entreprise étendue : de plus en plus d’entreprises se concentrent sur le corps de métier, et font appel à des sous-traitants, des partenaires, des travailleurs indépendant pour développer leurs activités en fonction de leur carnets de commande et de leurs projets. C’est le cas de beaucoup de constructeurs automobiles, ou de Boeing, qui travaille avec 28 000 sous-traitants : ce n’est plus un constructeur d’avion mais un assembleur de pièces détachées. Les PME sont de fait également associées à cette évolution puisqu’elles travaillent de plus en plus comme sous-traitants des grands groupes.

> Lire la deuxième partie de l’interview : « Employeurs et intermédiaires de l’emploi doivent rentrer dans une logique de service »

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