Pôles de compétitivité en France, Kompetenznetze en Allemagne, districts technologiques en Italie, clusters au Royaume-Uni… les pays européens ont développé dans les années 2000 des politiques visant à concentrer géographiquement les entreprises d’une même filière et la production correspondante de matière grise – centres de formation et de recherche. Ces stratégies nationales diffèrent par leurs modalités : top-down, avec financement gouvernemental, en France et en Italie ; bottom-up, par logiques de réseau, en Allemagne et au Royaume-Uni.
Dans tous les cas, elles prennent acte d’un triple phénomène :
- la compétition des territoires pour attirer les entreprises ;
- la recherche des talents par ces mêmes entreprises ;
- la dispersion géographique croissante des compétences.
Les Labex
C’est dans ce contexte qu’intervient en France une polémique toute récente : celle qui entoure la sélection des 100 « Labex », les laboratoires d’excellence, dont la liste a été rendue publique par le gouvernement fin mars. L’objectif est d’apporter des moyens financiers complémentaires à des laboratoires à visibilité internationale, pour leur permettre de lutter à armes égales avec leurs homologues étrangers.
La polémique porte sur les critères d’attribution des moyens financiers. Pour un certain nombre d’universitaires en sciences humaines, dont l’opinion est retranscrite dans une lettre publiée sur le blog de l’économiste Olivier Bouba-Olga, les politiques publiques se fonderaient excessivement sur une notion dépourvue de fondements empiriques, celle de « masse critique ». Selon cette dernière théorie, un centre universitaire aurait besoin, pour produire de la connaissance utile à l’échelon international, d’avoir atteint un seuil minimal d’importance (500 chercheurs selon Jean-François Dhainaut, président de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur).
Or, pour les auteurs de cette lettre, le nombre de publications issues d’une ville ou d’une région donnée ne dépend nullement d’une quelconque « masse critique ». Un petit centre de recherche produit proportionnellement autant de résultats qu’un gros. Or, la région parisienne, qui accueille 40% des chercheurs français, concentre 55% des Labex.
Dispersion géographique de la matière grise
Les politiques publiques tendraient ainsi à prendre le contre-pied d’une tendance de fond : la décentralisation du savoir.
A l’échelle du monde d’abord : en 20 ans, toujours selon les mêmes universitaires, la contribution des Etats-Unis aux publications scientifiques mondiales est passée de 37% à 26%, celle du Royaume-Uni de 7,5% à 5%, celle de la France de 5,6% à 5,2%, tandis que la part de la Chine croissait de 1% à 8%, celle de la Corée du Sud de 0,2% à 3%.
A l’intérieur de chaque pays ensuite : en France, le poids de la région parisienne a décru de 46% en 1988 à 38% en 2008, tandis qu’émergeaient des pôles régionaux importants.
L’implantation des entreprises
Les entreprises suivent ce mouvement, en implantant leurs laboratoires à proximité des lieux où sont formés les talents et conduites les recherches qui intéressent leur activité.
Le blog d’Olivier Bouba-Olga évoque une étude sur le sujet qui remonte à 2007 (par les économistes Frédérique Schwald et Edwige Chassagneux, parue dans Economies et Sociétés). Elle distingue trois types d’implantations :
- celles qui visent à s’adapter au marché local ;
- celles dont l’objectif est d’optimiser les coûts de recherche ;
- et celles qui « contribuent au processus d’innovation de l’entreprise à l’échelle mondiale (…) et [ont vocation] à accroître les capacités d’innovation de la maison mère (…) en [tirant] parti des ressources scientifiques et technologiques de leur pays d’implantation ».
Dans l’échantillon étudié, la quasi-totalité des laboratoires de ce dernier type se sont implantés en Europe de l’Ouest, tandis que la moitié des deuxièmes ont choisi l’Europe émergente. S’esquisse ainsi une répartition des tâches entre territoires, sous l’impulsion des entreprises dont les choix d’implantations s’avèrent de plus en plus dictés par la géographie des talents.