L’animateur de télévision Julien Courbet a vu France Télévision cesser toute collaboration avec lui « à cause des réseaux sociaux ». Justement, mardi 12 mars, la Fondation internet nouvelle génération (plus connue sous son acronyme : FING) et la Dirrecte d’Île-de-France organisent un grand colloque : « les TIC dans le monde du travail, risque ou opportunité? » – un sujet qui a déjà fait l’objet d’études approfondies du Centre d’analyse stratégique (CAS) et du Centre d’études de l’emploi (CEE).
A cette occasion, et alors que la Commission européenne vient de lancer une « Grande coalition » pour pourvoir aux 900 000 emplois qui devraient être vacants d’ici 2015 dans le seul secteur numérique, Amandine Brugière et Aurialie Jublin (de la FING) décryptent sur Internet Actu les « tensions » et le « malentendu » qui règnent actuellement :
« Aujourd’hui même, l’économie numérique, secteur de grande productivité et porteur de croissance, se révèle peu créatrice d’emplois, à l’image de la Silicon Valley en perte nette d’emplois depuis 15 ans. (…) Derrière les problématiques d’emploi pourraient bien se cacher des évolutions profondes de ce qui pourrait/devrait être reconnu comme du “travail productif”.
Au-delà du chiffrage des emplois créés et détruits par les nouvelles technologies, les auteur(e)s analysent la tension que les TIC engendrent au travail :
Celle liée à l’injonction paradoxale d’une “autonomie sous contrôle” faite au travailleur connecté : d’un côté on attend de lui autonomie, prise d’initiative, responsabilité, et de l’autre on contrôle en temps réel ses résultats, ses déplacements, ses communications…
Celle liée à la coexistence dans le temps et dans l’espace des activités contraintes, choisies, personnelles, de loisirs, etc. Si le “travail-gagne pain” ne réussit pas sa mue en « sources d’épanouissement ou réalisation de soi », il court le risque d’un investissement moindre de la part des individus. Le rapport au travail se construit aujourd’hui, et peut-être plus fortement encore chez les jeunes générations, autour d’attentes expressives et relationnelles très fortes.
Cette dernière tension pourrait en outre être renforcée par une montée des revendications autour du “travail gratuit” (qu’on appelle le digital labor). L’économie sous-jacente aux réseaux est en train de mettre à jour de nouvelles formes de production de valeur, basées sur la captation des traces d’usages. Par là, c’est la notion même de “travail” qui est bousculée puisque toutes activités développées sur les réseaux (la production ou le partage de contenu, les réseaux sociaux, la navigation, les recherches…) constituent une forme de travail gratuit alimentant “l’Internet-Factory”.
Cette tension montante entre travail et activité est forte de conséquences, car “l’activité” n’est pas encore source de revenus, alors même qu’elle est sous-tendue par des dépenses publiques importantes d’éducation, de protection sociale, d’accès aux réseaux… Si de nouvelles fiscalités se cherchent autour de la captation des données, cela ne constitue d’un début de réponse.
En attendant, le malentendu entre les organisations et les individus va croissant. »
« Explorer de nouveaux modèles »
Pour Amandine Brugière et Aurialie Jublin, « si le numérique est l’une des causes de la crise du travail (mais pas la seule !), il fait aussi partie des solutions » : organisation du travail plus souple, nouvelles formes de collaboration, élargissement des horizons professionnels. Le numérique accélère la vie, crée de nouvelles formes de socialisation du travail et fait émerger de nouveaux modèles de production :
« C’est grâce aux réseaux qu’ont pu émerger des projets collectifs auparavant inimaginables : Wikipedia, le logiciel libre, les communautés de pratiques, le crowdsourcing… Et ce qui donnait lieu – hier – à la production collaborative de biens informationnels s’étend aujourd’hui à la production de biens tangibles : les voitures “crowdsourcées” de Local Motors, de Fiat… Des espaces de travail émergent (FabLab, Biolab), où les outils de production, basés sur des technologies de pointe sont mutualisés. La jeune entreprise innovante se développe aussi “hors les murs”, à travers les espaces de co-working ou même, complètement en réseau. »
Sont ensuite explorées trois « sources d’innovation et/ou de nouvelles conflictualités » :
« L’affirmation, au travail, “d’individus autonomes, connectés, outillés, en réseau” : tel des compagnons modernes, ces “nomades coopératifs” (…). La démocratisation des outils numériques et le développement de pratiques de Byod pourraient laisser croire à un phénomène d’individualisation et d’indépendance vis-à-vis des organisations. Or il pourrait s’agir – aussi et surtout – d’un rapport au travail mu par la recherche d’épanouissement personnel et d’un apprentissage permanent par les pairs comme le montrent les pratiques de multi-tasking, ou des slashers, ceux qui cumulent plusieurs emplois.Notons que ces postures, d’une grande proximité avec la philosophie des Hackers (“Changer sa vie plutôt que de changer la vie” ; “Get paid, get fit, make something cool“) sont le fait de populations instruites, cultivées (…). Les organisations, les entreprises sont parfois déstabilisées par ces nouvelles tendances, tentant d’y résister, plutôt que d’en tirer parti. Pour les individus en revanche, l’enjeu est de réussir à construire la cohérence de leur itinéraire professionnel et le sécuriser.
L’émergence de pratiques collaboratives spontanées à la base de nouveaux collectifs de travail : les individus se forgent au fil des expériences des réseaux personnels, à partir des communautés d’intérêts auxquelles ils appartiennent, de relations personnelles et professionnelles. (…)
Sur les réseaux, de nouvelles collaborations productives émergent autour d’abord de biens informationnels ou dans le cadre d’événements collaboratifs (hackathon, barcamp, start-up week-end…), mais aussi pour la production de biens tangibles, comme le montre le projet Wikspeed (…).
Ces dynamiques se caractérisent par une forte dimension identitaire, par l’affirmation de l’appartenance à une communauté, par le primat de la finalité du projet, et des valeurs qu’il sous-tend. De nouveaux modes de management y sont expérimentés. Mais ces dynamiques ont aussi du mal à dépasser la durée de vie des projets. Cela interroge le format que devraient prendre les organisations : leur niveau de souplesse comme de durabilité et de stabilité.Les nouvelles formes de mesure de l’activité et ses rétributions : la production de valeur ne se limite plus à la production des entreprises (mesure du PIB), et les activités productives ne se limitent pas au travail. »
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