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« La vraie révolution des très grandes entreprises, c’est de les doter d’une nouvelle constitution » Entretien avec Olivier Basso

ENTRETIEN. Sélectionné pour la 20e édition du prix littéraire de la Fondation ManpowerGroup pour l'emploi et HEC Paris, qui sera remis le 8 octobre 2015, Politique de la Très Grande Entreprise d’Olivier Basso s’interroge sur l’introduction de nouvelles pratiques démocratiques dans les grandes entreprises.

olivier_bassoDébut 2013, Apple pesait en Bourse l’équivalent du budget de la France ou la somme des PIB roumain, hongrois, slovaque, croate et lituanien. A très grande entreprise, très grande responsabilité ? Pas vraiment, car, malgré leur place croissante dans le façonnement du monde, les grands groupes continuent de se passer de légitimité politique dans leur gouvernance. Et s’il était temps de s’interroger sur le rôle politique de ces géants ?

Avec Politique de la Très Grande Entreprise, chez Puf, Olivier Basso s’interroge sur le rôle de ces entreprises dans le leadership planétaire, et la possibilité soit d’en réguler le pouvoir, soit de les ouvrir à une plus large légitimité démocratique. Entretien.

Atelier de l’emploi. Qu’est-ce qui fait la particularité de ce que vous appelez les "Très Grandes Entreprises" ? Ne s’agit-il que d’une différence d’échelle ?

Olivier Basso. C’est une question centrale. Ce que j’appelle les Très Grandes Entreprises, ce sont des entreprises qui se caractérisent par 3 dimensions : d’abord, la taille, car ce sont des entreprises qui ont des dimensions très importantes en termes de chiffre d’affaires, d’investissements ou encore d’employés. Par exemple, Exxon Mobil est un géant qui pèse 482 milliards de dollars de CA, soit l’équivalent du PIB de la Norvège ! Quant à Walmart, le géant de la grande distribution emploie 2,20 millions de personnes en 2013, soit l’ensemble de la population active de l’Irlande ! Côté bénéfices, les chiffres sont aussi impressionnants : en 2013, Vodaphone a dégagé des profits de 94,13 milliards de dollars, pour Apple, c’est 37 milliards et pour Exxon 32, 5 milliards… Nous avons bien affaire à des entités organisationnelles dont la surface financière et l’importance économique les placent au niveau d’un État de puissance moyenne.

"Nous avons affaire à des entités organisationnelles dont la surface financière et l’importance économique les placent au niveau d’un État de puissance moyenne".

Ensuite, ces entreprises se distinguent par leur capacité à se financer sur les marchés internationaux, ce qui leur donne la possibilité de recourir, lorsque c’est nécessaire, à des financements de très grande importance. Le dernier point, c’est le territoire d’action : ce sont des entreprises totalement mondialisées, intervenant, en traversant toutes les frontières, pas seulement pour commercialiser leur production mais en ayant aussi disséminé leurs implantations à travers le monde.

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Mais ces points ne pourraient-ils pas concerner des « grandes entreprises » classiques ?

Tout à fait, mais la Très Grande Entreprise est différente dans sa nature. Sa différence de taille à un moment donné induit une différence de nature : prenons une exemple bien connu, rendons-nous au Forum de Davos, où se discute chaque année le destin de la planète. Qui sont les participants ? On trouve 3 types de personnes : des hommes d’États représentant le monde politique, des représentants d’ONG et, enfin, des dirigeants de Très Grandes Entreprises, dont l’avis compte et qui pèsent ainsi sur le façonnement de notre monde.

Selon moi, c’est ça la différence de fond : les Très Grandes Entreprises, c’est-à-dire environ entre 300 et 400 méga-entreprises cotées, participent directement à la gouvernance planétaire, parce que ses dirigeants, par le biais de structures plus ou moins formelles (ONU, clubs…) , contribuent pleinement au modelage du monde, dans lequel nous vivons, sur les grands sujets comme la faim, l’eau, la santé, l’énergie…. En somme, ce qui définit les Très Grandes Entreprises, ce sont les très grandes responsabilités qu’elles possèdent dans l’exploitation et la protection de notre planète, dans la manière dont se construit notre destin collectif.

De la même manière qu’on observe une crainte croissante de la robotisation, longtemps annoncée par la prospective et la science-fiction, on peut craindre de voir apparaître de véritables Mégacorporations, selon le terme initié par William Gibson, un fameux auteur cyberpunk.

Tout un pan de la science-fiction et de la prospective a exploré cette voie. En tant que citoyen, nous pouvons éprouver quelques frayeurs en voyant comment ces très grandes entreprises et leurs actions ont un impact considérable sur notre monde.

5126137767_e38097efd4_zJe prendrai l’exemple suivant : en Californie, et dans certaines régions de Chine du nord, le travail de pollinisation doit être effectué à la main par des travailleurs sans qualification à cause de la disparition des abeilles. Or, on sait désormais qu’une des raisons majeures de la surmortalité des insectes pollinisateurs réside dans l'épandage massif de pesticides et notamment une famille de produits appelés "néonicotinoïdes" : les Gaucho, Poncho, et autres Cruiser sont produits par de grandes firmes agrochimiques telles que Bayer, Syngenta, Monsanto… qui dépensent des fortunes en lobbying pour continuer d’écouler leurs produits malgré les cris d’alarme de la communauté scientifique! Je comprends donc tout à fait qu’on s’interroge sur ces très grandes entreprises.

Un autre exemple trés frappant est la manière dont les grandes entreprises de communication (Google, Apple, Microsoft, Facebook, Twitter, etc.) enregistrent automatiquement les données échangées par leurs utilisateurs (courriels, chats, communications téléphoniques, navigation sur Internet, paiements électroniques, etc.). Ces données, stockées dans de gigantesques centres appelés data centers, sont ensuite analysées au moyen d’algorithmes pour établir des profils (de consommation, de risque…) et capturer des « identités numériques » sans l’accord des intéressés.

Cela pose la question du contrôle de ces entreprises…

Ce qui effectivement fait problème aujourd’hui, c’est l’absence de légitimation de ce pouvoir considérable des très grandes entreprises. Ce sont initialement des entreprises, c’est-à-dire des organisations qui interviennent dans la sphère marchande en concevant, fabricant, commercialisant, distribuant des produits et services. Ni vous, ni moi, ne leur avons jamais donné en tant que citoyens un mandat pour exercer un pouvoir de transformation sur notre monde ! Et aujourd’hui, quelles que soient les valeurs humanistes de leurs dirigeants et les programmes de RSE, le principe de pilotage de ces organisations géantes reste la création de valeur aux actionnaires, rien d’autre ! A tel point qu’elles vont jusqu’à s’endetter pour nourrir leurs actionnaires… au lieu de financer avec cet argent leurs projets stratégiques !

"Aujourd’hui, quelles que soient les valeurs humanistes de leurs dirigeants et les programmes de RSE, le principe de pilotage de ces organisations géantes reste la création de valeur aux actionnaires, rien d’autre !"

Il y a réellement une perversion financière du système de l’entrepreneuriat … Sur ce point, on peut avoir une réelle inquiétude : ces grandes entreprises sont, pour la plupart, en pilotage automatique, avec seulement un moteur, sans limite de vitesse, et sans direction intégrée.

Ces derniers temps, on a pu assister à la disparition de certaines de ces entreprises, et la naissance de nouveaux géants en quelques années seulement, comme Facebook. Ces très grandes entreprises sont-elles vraiment solides ?

Voilà tout le paradoxe : aujourd’hui, les révolutions des réseaux et d’internet font que la plupart des secteurs vivent aujourd’hui un déferlement de nouveaux entrants qui viennent véritablement ébranler les grandes entreprises cotées. Un exemple récent : Accor, qui a annoncé en avril dernier le lancement d’une grande stratégie digitale, a très peu de chance de subsister face au raz de marée des Booking.com et autres Airbnb. Pourquoi un tel jugement pessimiste? Pourquoi une telle fragilité ?

19916488910_b81843d565_zParce que le management de ces firmes géantes a connu au cours des 25 dernières années un processus de financiarisation qui les a progressivement vidées de sens : tout le système de l’entreprise s’est construit autour de cela. Que soit le système comptable avec les normes IFRS ou l’évaluation de la performance individuelle et collective, tout a été dirigé vers la création de valeur pour l’actionnaire. Dans de très nombreuses entreprises, le baromètre du dirigeant et de ses cadres, c’est désormais le cours de Bourse ! Cela a suscité de nombreux effets catastrophiques : la disparition de l’esprit collectif, le durcissement des relations humaines, la déshumanisation par les process à outrance, un stress endémique et un sentiment de manque très important de finalité poursuivie. Il n’y a plus beaucoup de sens dans les grandes machineries ! Lorsque vous travaillez dans une grande entreprise cotée, il est désormais très rare de s’interroger sur la mission de l’organisation. Il y a même des dirigeants qui ne comprennent pas la question, qui ont tellement intégré le catéchisme financier, que la question « pourquoi fait-on ce qu’on fait ? » leur semble totalement incongrue, dénuée de sens !

Ainsi, il ne faut s’étonner de la réticence des jeunes diplômés à s’engager dans ces TGE : ils trouvent qu’elles manquent singulièrement d’attractivité à la fois en termes managériaux (les processus sont partout) et en termes d’espaces de création (tout est cadré), de sens à partager ensemble.

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C’est très paradoxal : ces très grandes entreprises brillent donc à la fois par leur excès de pouvoir… et par la conscience de leur fragilité.

Tout à fait. On peut s’inquiéter face au comportement de ces firmes géantes dont on discerne mal les finalités hormis le pilotage boursier. Mais, d’un autre côté, ces grandes entreprises, à présent si fragiles, sont peut-être vouées à disparaître, en ayant perdu leur âme et étant devenues, à leur tour, des marchandises que l’on peut découper et revendre. C’est d’ailleurs le cas d’Accor qui, en 2010, a dû, sous la pression de deux fonds d’investissement, se scinder en deux sociétés distinctes, avec les activités hôtelières et le nom Accor, et l'autre baptisée Edenred, qui a repris les activités des services prépayés (Ticket-restaurant, Ticket-alimentation, chèques-cadeau,…). Il est toujours plus difficile dans un tel contexte de refaire vivre une flamme entrepreneuriale qui inspire et motive les salariés…

Quels seraient alors les "points forts" et les qualités de ces entreprises, à la fois reine de la jungle et "espèce en voie de disparition" ?

Au-delà du conflit – à mes yeux irréductible – entre ceux qui divinisent l’entreprise et ceux qui la diabolisent, ce qui m’a frappé lorsque j’ai étudié les TGE, c’est de découvrir que la grande particularité de l’époque actuelle, c’est que 44% des échanges sur la planète sont des échanges intra-entreprises. Cela signifie que les très grandes entreprises réalisent en leur sein près de la moitié des échanges économiques internationaux! C’est un chiffre considérable. Cela montre bien que ces entreprises jouent un rôle très fort dans l’avènement d’une communauté planétaire. Elles constituent, au delà des frontières des États, de vraies communautés transnationales, et cela dépasse de beaucoup la simple mondialisation par des échanges marchands entre nations.

"C’est sur ce point qu’on comprend l’incroyable capacité de ces TGE à aider la communauté humaine à se mêler, à travailler et à progresser ensemble"

Plusieurs recherches en sciences de gestion l’ont montré avec force : l’influence des cultures organisationnelles est plus forte que celle des cultures nationales. Cela signifie concrètement, qu’entre deux employés d’Air Liquide, l’un chinois et l’autre français, il y a moins de différences qu’entre deux Chinois ou deux Français travaillant pour des entreprises différentes. Les deux employés d’Air Liquide auront développé une capacité de travailler ensemble avec succès sur un projet et de comprendre leurs désaccords potentiels qui sera bien supérieure à ce qu’apporte une culture nationale partagée.

C’est sur ce point qu’on comprend l’incroyable capacité de ces TGE à aider la communauté humaine à se mêler, à travailler et à progresser ensemble, au delà des spécificités territoriales, en direction de l’avènement, tant bien que mal, de quelque chose de nouveau qui ressemble à une conscience globale.

En ce sens, ma vision n’est pas de dire qu’il faudrait se débarrasser de ces TGE parce qu’elles possèdent désormais trop de pouvoir. Je crois que c’est justement là que réside l’intérêt de s’en préoccuper : ces organisation géantes, globalisées sont structurées, elles ont des ressources et des moyens fantastiques et elles jouent un rôle très fort à l’échelle mondiale.

Prenons encore un exemple concret avec l’Oréal et son programme « Share and Care » lancé en 2013. LA TGE se mue ici en « entreprise providence » pour ses 77 400 employés auxquels elle accorde les bénéfices sociaux dont jouissent jusque là les seuls 12 000 salariés français. Ce programme social à vocation mondiale vise à garantir protection, sécurité et bien être à l’ensemble des collaborateurs du groupe, où qu’ils soient dans le monde d’ici fin 2015 : 14 semaines de congé maternité payées à 100 %, remboursement de 75 % des principaux frais de santé et un capital d’au moins deux années de salaire en cas d’invalidité et de décès. Cet exemple appelle deux remarques : d’une part le Groupe L’Oréal se crée ainsi un véritable avantage compétitif pour attirer et conserver les talents en tirant vers le haut concurrents et pays d’accueil de ses filiales ; d’autre part, il s’affirme aussi ici comme une communauté puissante, qui, au-delà de la citoyenneté de ses membres, leur apporte, protection et sécurité, à l’exemple de l’État moderne à la fin du 19ème siècle. Il annonce peut-être ainsi la montée en puissance des citoyens d’entreprise…

La question qui m’anime est donc de chercher à définir la légitimité qui pourrait correspondre au formidable pouvoir transformateur des TGE et de les réinsérer ainsi dans la sphère démocratique. Car les TGE ont bien les attributs d’un acteur politique, à l’instar des États, mais elles n’en possèdent pas la légitimité démocratique.

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A l’heure de l’endettement des Etats et d’une tension croissante entre le gouvernement et les entreprises dans certains pays, quel rôle ces Très Grandes Entreprises peuvent-elles avoir dans la gouvernance mondiale ?

Ce sont des acteurs qui ont incontestablement un rôle à jouer. C’est tout l’objet de mon livre. Mais, aujourd’hui, lorsqu’on s’interroge sur la légitimité démocratique de ces TGE, sur la justification du rôle qu’elles jouent sur la planète, la seule théorie qu’on peut vous proposer, c’est la création de valeur pour l’actionnaire, et le dispositif de pouvoir qui l’incarne, la corporate governance. C’est tout de même un peu mince pour donner du sens et justifier la puissance transformatrice et l’impact de ces TGE sur le monde dans lequel nous vivons !

Alors face à cette difficulté, il y a actuellement 4 options pour répondre au manque de contrôle et d’orientation sociétale des TGE :

  • Tout d’abord, l’option révolutionnaire, portée par le collectif Attac, qui dénonce la prise de pouvoir non démocratique des TGE, et qui propose le démantèlement de ces corporations transnationales qui n’ont pas de mandat du peuple pour justifier leur pouvoir.
  • Deuxièmement, on évoque souvent la réglementation interétatique, avec le rêve ancien d’un gouvernement mondial des Nations : mais cette voie est souvent inefficace car chaque Etat est aussi partie prenante dans l’affaire et défend ses propres grandes entreprises.
  • Troisièmement, d’autres encore vont prôner la voie de l’auto-régulation des entreprises, leur capacité à définir des codes de bonne conduite, de se discipliner toutes seules come des êtres responsables, douées de raison… mais c’est un vœu pieu car le moteur interne des entreprises reste, de façon mécanique, soumis au principe de création de valeur pour l’actionnaire.
  • Enfin, quatrième et dernier modèle de régulation, la « Pax Americana » que l’on observe aujourd’hui avec la condamnation à de très lourdes amendes d’entreprises transnationales non américaines (pensons à BNP-Paribas) qui ont certes respecté les lois internationales mais qui ont enfreint des lois propres aux seuls Etats-Unis et qui à ce titre sont convoquées devant le système juridique américain et jugées selon les lois américaines.…. C’est très efficace et très rentable pour renflouer le déficit américain mais pas très respectueux des législations nationales et internationales!

De ce fait, aucune de ces solutions ne paraît vraiment satisfaisante, surtout lorsqu’on sait que ces Très Grandes Entreprises sont de plus en plus insaisissables, mobilisant avec aisance leurs actifs selon l’attractivité des territoires au plan mondial et quasi impossible à interpeller d’un point de vue juridique puisqu’il n’existe pas de statut juridique de la TGE considérée comme une totalité. Les TGE sont partout, donc elles ne sont nulle part !

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Comment légitimer ces entreprises pour leur permettre d’exercer pleinement leur rôle contributeur à l’édification d’un ordre mondial ? Vous appelez à "doter la direction de l’entreprise d’une légitimité élargie et pérenne".

Ce que je crois, c’est qu’il faut aller au bout de la logique. Ce que je crois, c’est que ces Très Grandes Entreprises existent, qu’elles sont structurées et ont montré leur capacité à contribuer à la société. Maintenant, il faut aller jusqu’au bout et leur donner une légitimité démocratique. Qu’est ce que cela signifie ? Cela veut dire avant tout de renforcer la force légitimante du projet de l’entreprise. C’est cela qui va redonner au dirigeant notamment une légitimité qui lui permette de dialoguer sereinement avec l’actionnaire. Aujourd’hui, si l’on transpose le modèle de direction des Très Grandes Entreprises en termes politiques, c’est tout simplement une monarchie où le dirigeant est nommé par l’actionnaire. C’est lui le principe absolu qui décide de la vie ou de la mort de la TGE. Ce n’est pas le client ! Vous ne me croyez pas ?

"Aujourd’hui, si l’on transpose le modèle de direction des Très Grandes Entreprises en termes politiques, c’est tout simplement une monarchie où le dirigeant est nommé par l’actionnaire".

Regardez ce qui est arrivé à Lafarge ! Le géant cimentier français a disparu, corps et âme, en étant absorbé par le suisse Holcim. Était ce pour des raisons de stratégie industrielle ? Les arguments invoqués ne résistent pas à l’analyse stratégique… La disparition de Lafarge est la suite de la décision de trois actionnaires individuels qui y ont vu une opportunité d’accroitre leur patrimoine… sans jamais tenir compte de l’intérêt de l’entreprise, dont la performance économique ne justifiait pas, à mes yeux, cette mise à mort. Certains pourront contester ce mot et s’en étonner. Soyons clairs : le projet industriel qui faisait l’âme de Lafarge, une entreprise née en 1833 et portée pendant très longtemps par des dirigeants d’exception, s’est arrêté de vivre en 2015 sur une décision financière, qui a laissé sans voix la communauté industrielle française…

Comment sortir de ce système de la souveraineté absolu de l’actionnaire qui peut aller contre l’intérêt de l’entreprise, défini a minima comme le fait de persévérer dans son être (c’est bien le minimum vital !) ?

Vous proposez l’institution d’un collège stratégique dans les Très Grandes Entreprises.

Ce que je propose notamment, c’est que le dirigeant puisse s’appuyer sur un Collège Stratégique qui ait pour mission de réfléchir et de faire vivre le projet de l’entreprise. Je propose que ce Collège rassemblent des représentants des 3 classes qui constituent une entreprise, quelle que soit sa taille : les actionnaires, qui apportent de l’argent ; les dirigeants avec leur compétence de direction, de coordination de l’action collective puis l’ensemble des employés, qui sont les co-créateurs du projet, les contributeurs.

Dans mon esprit, ces représentants seraient tirés au sort et ce Collège aurait pour charge d’aligner dans la durée la réflexion sur le projet stratégique et de remettre, tous les 5 ans, un projet au comité exécutif. Le COMEX serait libre de retoucher ce projet et le ferait ensuite valider par un vote de l’ensemble du corps social de l’entreprise qui marquerait ainsi sa confiance et son engagement. L’intérêt de ce modèle est qu’il tire enfin parti de la diversité des forces internes de la très grande entreprise et qu’il reconnaît son rôle politique.

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Vous me direz "Mais il manque un absent de marque : le Client, celui dont la vie de l’entreprise dépend ? Et les parties prenantes habituelles (fournisseurs …) ? Ils ont leur mot à dire aussi !" Attention, ce qui nous intéresse ici, c’est la constitution interne de l’entreprise, c’est son identité comme organisation, comme sujet autonome, avec des limites constitutives. Le Client, les fournisseurs sont en rapport, essentiels certes, avec l’entreprise mais ils ne se confondent pas avec l’entreprise, ils possèdent un statut organisationnel propre et distinct. Si l’entreprise veut être reconnue comme un être collectif responsable, elle doit avoir son identité propre. Cela n’empêche pas bien sûr de solliciter ces parties prenantes lors de la définition du projet stratégique et de leur demander leur contribution mais in fine c’est l’entreprise, la communauté humaine à l’ouvrage, qui incarnera le projet… et qui en sera responsable.

Curieusement, et plus encore si l’actionnaire est un monarque, cela n’est pas sans rappeler les Etats-Généraux de 1789 en France.

9782035863072_page3En effet ! D’une certaine façon, le Collège Stratégique est un élément qui permet de passer de la monarchie absolue actuelle de l’actionnaire (souveraineté) à une monarchie constitutionnelle en entreprise qui cumule la force de l’actionnariat, le métier des dirigeants et la diversité des apports créatifs des employés. Je propose de compléter cette mesure par un engagement du Conseil d’administration sur la politique d’endettement et sur l’allocation réelle des ressources afin de s’assurer que la logique d’investissements est bien en cohérence avec le projet stratégique. Rappelons-le, il y a eu au cours des 25 dernières années une confiscation progressive du projet d’entreprise par les seuls actionnaires qui a conduit à une quasi disparition de l’esprit entrepreneurial dans de nombreuses TGE et à une déperdition du sens. Ces méga-firmes sont pour beaucoup devenues des machines très compliquées. L’enjeu c’est bien de leur permettre de redevenir des collectifs vivants avec un projet vivant qui réponde aux aspirations légitimes des parties constitutives de l’entreprise.

Si vous pouviez dire quelque chose aux dirigeants de ces TGE, que leur diriez-vous ?

Je leur dirai qu’aujourd’hui, ils sont à la tête de gigantesques organisations confrontées à des transformations radicales (vague digitale, innovation intensive…) et plongées dans l’inconnu : les surprises ne cesseront plus. Du jour au lendemain, la zone Euro peut exploser, une nouvelle bulle va éclater, une découverte scientifique va révolutionner tel ou tel usage et ouvrir de nouvelles perspectives immenses comme par exemple l’internet des objets… Cela signifie quoi ? Que ces très grandes entreprises qui rêvent d’être les Facebooks, les Amazon de leur secteur ne pourront réaliser leur ambition managériale de collaboration, d’innovation et de transversalité, que si elles parviennent à libérer la force vitale et créatrice de leurs employés.

"Si l’on ne change pas la gouvernance des TGE, rien de nouveau ne pourra se passer !"

Or pour libérer, il ne faut pas rentrer dans le chaos comme le craignent certains mais renouer avec la dynamique entrepreneuriale collective. Et selon moi, cela passe par le fait d’entrer dans une autre forme de constitutionnalité ! Si l’on ne change pas la gouvernance des TGE, rien de nouveau ne pourra se passer !

J’ajouterai un dernier mot. Les TGE n’ont pas seulement besoin de se renouveler en profondeur pour faire face aux défis de l’inconnu, elles en ont aussi besoin pour redonner du sens et de la joie de vivre à leur communauté de travail.

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Crédit image : Portrait Olivier Basso / DR ; A morning walk in Chicago par Phil Roeder ; Steve Jurvetson / CC BY 2.0 ; / Le Serment du Jeu de paume par David, musée Carnavalet
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