« Ha ! Les Compromis, les Préjugés, les Lâchetés ! Que je pactise ? Jamais ! », lance le Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand avant de rendre l’âme dans les bras de Roxane. Décidément, la culture française n’est pas tendre avec les compromis. Perçu comme une défaite, un renoncement, le compromis est, pour beaucoup, synonyme de « compromission ». Un tort ?
Avec son Petit traité des compromis, sous-titré « L’art de la concession », Christian Thuderoz met en lumière la nature du compromis, son mécanisme, son actualité, son efficience pour concilier des points de vue divergents mais aussi, et surtout, sa noblesse et son actualité. Entretien.
Atelier de l’Emploi. Expliquez-nous cette "noblesse du compromis", dont vous parlez dans votre ouvrage.
Christian Thuderoz. Contrairement au monde anglo-saxon, la tradition française a tendance à considérer le compromis comme quelque chose d’assez vil et auquel on a recours en dernière instance. En France, le mot "compromis" est souvent suivi du mot "compromission", c’est dire ! Avec ce Petit traité des compromis, j’ai voulu montrer que tout nouage de compromis relève d’une démarche que l’on peut qualifier de noble, et ce pour deux raisons.
"Contrairement au monde anglo-saxon, la tradition française a tendance à considérer le compromis comme quelque chose d’assez vil"
Déjà parce que le compromis est une démarche pacifique, puisque l’on noue précisément des compromis avec des gens avec lesquels on est en litiges, et parfois même avec ses ennemis. C’est par exemple le cas de l’accord récent entre l’Iran et les Etats-Unis : ce sont d’anciens belligérants qui parviennent, néanmoins, à définir ensemble des règles qui les engagent et qu’ils vont devoir respecter. C’est le sens même du compromis : des promesses mutuelles ! Deuxième raison, un compromis implique toujours un abandon : quoi de plus noble, alors, que de concéder des choses à l’autre, qui les revendique et avec qui l’on est en désaccord, pour établir un accord ?
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Pourquoi le compromis n’est-il pas davantage valorisé en France ?
Tout dépend de l’interprétation qui est faite des compromis : est-ce un moment nécessaire et un mécanisme de résolution démocratique et efficace de nos sociétés, ou au contraire, est-ce quelque chose dont il faut se méfier ? La tradition française tend vers la seconde approche. Nous sommes dans une tradition politique en France, au moins depuis Louis XIV, où céder à l’autre ce qu’il souhaite, pour qu’il nous cède ce que nous souhaitons obtenir, est considéré comme un comportement inapproprié. Nous sommes inscrits dans une vision jacobine de valorisation centralisatrice de l’Etat et d’un intérêt général qui nie les intérêts privés, en se plaçant au-dessus d’eux et en disqualifiant leur légitimité. Dans ces conditions, point besoin d’œuvrer au compromis !
L’autre raison, ma seconde hypothèse, c’est que le compromis étant fondé sur un abandon de prétention, il faut une grande hauteur de vue pour qu’un décisionnaire se dise : "J’exigeais 150, et finalement pour m’entendre avec l’autre, je suis prêt à me satisfaire de 98." Cette démarche de retrait et d’abandon, pour un décideur, pour un dirigeant, est une démarche jugée coûteuse et elle n’est pas spontanée. Pourquoi, en effet, abandonner une partie de ce qu’il cherche à obtenir ? Pourquoi devrait-il concéder s’il considère que son action et sa prétention sont justes et qu’il convient, justement, de faire céder l’autre ?
Pourquoi vouloir réévaluer le compromis, aujourd’hui ? Vous faites du compromis une "modalité du vivre-ensemble" et "l’outil d’une démocratie renouvelée"…
C’est ce que je pense, et je fais référence ici, par exemple, à ce qu’on avait appelé la méthode Rocard, et qu’on appelle aujourd’hui la méthode Hollande, c’est-à-dire l’art de la synthèse et des compromis. Car le compromis, ce n’est pas facile, c’est un choix d’action originale face à un conflit. Avant de le nouer, les parties en litiges ont d’autres scénarios à leur disposition : saisir un juge, compter sur sa force pour imposer son point de vue, etc. C’est face à ces potentielles alternatives que les adversaires, quand ils dessinent un compromis, vont vers le choix le plus original et, à mon avis, le plus efficace.
Est-ce qu’on retrouve aujourd’hui, dans des tendances au pair-à-pair et au collaboratif, un art plus sophistiqué du compromis ?
Tout à fait. L’originalité du compromis, c’est de pouvoir saisir un tiers, mais de préférer assumer, en grande partie, régler le conflit, comme vous le dites, de pair à pair. C’est un des traits de la modernité actuelle : le fait que se multiplient des relations sociales entres pairs mais aussi au sein de réseaux. Comme ce type de relation nécessite en permanence une régulation, il faut fréquemment nouer, et renouer, des compromis. S’il fallait une suite à mon ouvrage, ce serait probablement celle-ci : ouvrir la boîte noire du compromis, se retrousser les manches et aller vérifier dans les réseaux de toutes sortes, réseaux de soins ou réseaux d’entreprises, et dans toutes les organisations, petites et grandes, pour observer les compromis qui s’y nouent chaque jour, comprendre comment et à quelles occasions ils sont ainsi noués…
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Comment faire un « bon » compromis, par exemple dans le cadre de l’entreprise ?
Un « bon » compromis peut être jugé de plusieurs manières : il peut être honorable, équitable ou efficient. Le compromis honorable, c’est quand les deux parties pensent qu’elles ont obtenu le maximum de ce qu’elles pouvaient espérer l’une et l’autre. Le compromis peut être dit équitable, au sens où les abandons de chacune des parties sont quasiment symétriques et s’équilibrent.
"L’originalité du compromis, c’est de pouvoir saisir un tiers, mais de préférer assumer, en grande partie, régler le conflit de pair à pair."
Un compromis efficient est un sommet, en quelque sorte : il s’agit de se situer dans une démarche plus inventive où les deux parties essayent de dépasser le problème qu’elles ont ensemble à régler et, pour cela, envisagent d’autres solutions. Nous ne sommes pas alors, dans ce dernier cas, dans un simple partage ; le problème est posé d’une façon différente et l’on réfléchit à d’autres scénarios avec l’autre partie, au-delà de ce qui avait été prévu, au-delà des prétentions initiales. Ce type de compromis nécessite de la créativité, de l’inventivité ; ce n’est pas « couper la poire en deux » !
Avez-vous des exemples concrets de ce type de compromis ?
Deux exemples me viennent à l’esprit. Le premier est le Traité entre Israël et l’Egypte de 1979. C’est un cas d’école ! Son originalité est de reposer, non pas sur des abandons stricts de prétentions – la souveraineté de l’Egypte sur le Sinaï pour l’un, la sécurité d’Israël pour l’autre – mais sur une identification correcte du problème à régler : le droit de chaque partie à obtenir ce qu’elle revendique légitimement. D’où ce compromis original car fondé sur un échange : si l’Egypte reconnaît le droit à la sécurité d’Israël, alors ce dernier reconnaît le droit à la souveraineté de l’Egypte sur une partie de son territoire. Et toutes deux, avec les efforts du médiateur, Jimmy Carter et son conseiller, Roger Fischer, de réfléchir à des scénarios permettant que soient simultanément satisfaites ces deux prétentions légitimes. On connaît la suite : le Sinaï est rendu à l’Egypte mais il est démilitarisé. Les deux parties ont donc obtenu ce qu’elles recherchaient, mais par des moyens pacifiques, garantis internationalement.
Mon second exemple concerne les accords de Matignon, en 1988, puis de Nouméa, en 1998. L’innovation a autant porté sur les mots, les symboles – par exemple, la phrase « Et ce territoire n’était pas vide » dans le préambule de 1998, pour souligner que le peuple kanak y vivait depuis des siècles et reconnaître ainsi son identité et sa culture – que sur les dispositifs – découpage de la Nouvelle-Calédonie en trois provinces, création d’un Congrès de pays, partage et transfert de compétences entre métropole et Congrès, référendum d’autodétermination au plus tard en 2018, etc.
Dans les deux cas, grâce à des dirigeants clairvoyants – mais ils l’ont payé de leur vie ! – et par le recours à des tiers facilitateurs, le compromis a consisté à imaginer des solutions inventives, distinctes des prétentions d’origine, et à construire des dispositifs de coopération entre belligérants, pour que s’éloigne la tentation d’en découdre et se noue, au contraire, une relation durable entre des peuples devant se partager un même territoire.
Dans le monde de l’entreprise, au niveau managérial, le compromis est-il assez valorisé ?
L’entreprise est le lieu archétypique des compromis. Il s’en noue tous les jours, à tous les niveaux, en toutes occasions. C’est un lieu organisationnel où l’on ne peut guère développer une activité de travail, de conception ou d’organisation, sans qu’il n’y ait des compromis, des ajustements permanents. Paradoxalement, cette activité n’est pas vraiment valorisée ; elle est parfois même occultée ! Si vous posez la question à un dirigeant, il ferait, à mon avis, une belle déclaration liminaire favorable aux compromis en tout genre… Mais si on le pousse un peu en lui faisant avouer qu’il négocie donc ses décisions, il s’offusquera aussitôt en rappelant que c’est lui le dirigeant et que c’est à lui de trancher et de définir ce qu’il convient de faire… C’est là le paradoxe du compromis en entreprise : à partir du moment où les dirigeants sont persuadés que faire des compromis, c’est déchoir, c’est abdiquer, ils ne peuvent performer, justement, cette activité compromissoire qu’ils pratiquent tous les jours !
Comment la valoriser ?
Il faudrait, dès l’école primaire, apprendre à nos jeunes à réguler les litiges par le nouage de compromis et non pas par le recours à la force. Dans les cours d’éducation civique, il n’y a pas de chapitre là-dessus ! Je plaide ici pour que soit largement diffusée cette culture du compromis, et que soit enseigné, au même titre que les arts plastiques et les mathématiques, l’art de faire des concessions. Il faut nous seulement adjoindre à l’esprit de géométrie l’esprit de finesse, comme le disait Blaise Pascal, mais aussi, à ces deux types de rapports aux choses et au monde, l’esprit du compromis – ce que Albert Camus nommait : la « pensée de midi », celle de la mesure et du non-excès…
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