La « machine à trier » tourne toujours, et à plein régime :
« Le diagnostic que nous formulions dans la première édition de ce livre, en 2011, ne demande malheureusement pas à être révisé. La situation des jeunes Français ne s’est pas améliorée et l’écart entre les deux jeunesses – notamment en fonction du niveau d’études – ne s’est pas comblée, loin de là ».
Les économistes Pierre Cahuc, Stéphane Carcillo et André Zylberberg et le sociologue Olivier Galland confirment ainsi, dans la préface à la deuxième édition de La machine à trier, l’analyse faite en 2011. Comme l’écrivaient déjà les quatre auteurs, l’écart grandit inexorablement entre les deux jeunesses : l’une, plus diplômée, aux contrats de travail protecteurs, l’autre, peu ou pas qualifiée, promise à l’instabilité, au décrochage et même à la dérive. Le « chômage des jeunes » n’existe pas quand le sort de quelques uns ne s’améliore pas.
Triple peine, triple urgence
Les plus vulnérables subissent ce que les auteurs appellent une triple peine : un système scolaire qui creuse les inégalités, un marché du travail obnubilé par le diplôme, un système social qui ne remplit pas sa mission de protéger les plus fragiles. Et il y a urgence, économique, sociale et politique : cette dérive alimente une « frustration qui, par contrecoup, atteint leur sentiment d’appartenance à la société, leur civisme, et alimente la défiance envers la démocratie et la tentation de la radicalité ».
En effet, en France, début 2013, « près de 1,9 million de jeunes de 15 à 29 ans ne sont ni à l’école, ni en emploi, ni en formation, soit 17 % de cette classe d’âge ». La note du Conseil d’analyse économique, co-rédigée par deux des quatre auteurs au printemps 2013, était éloquente : la France génère un nombre incroyable de décrocheurs (appelés également NEET, pour Not in Education, Employment or Training). De 2002 à 2010, ces jeunes voués à une grande instabilité voire à l’exclusion sur le marché du travail ont représenté structurellement en moyenne 15% des moins de 29 ans français, soit le 4ème taux le plus élevé de l’OCDE après la Grèce, l’Espagne et l’Italie. « Plus grave encore », ajoute le rapport, aujourd’hui « environ la moitié de ces jeunes, soit 900 000, ne cherchent pas d’emploi ».
« Bonnes vieilles recettes »
C’est cette dérive qui pousse les auteurs à, de nouveau, tirer une retentissante sonnette d’alarme : et quelle alarme ! La priorité à la jeunesse affichée par la nouvelle majorité politique « ne nous convainc pas », écrivent les chercheurs. « Les bonnes vieilles recettes pour faire baisser le chômage de manière coûteuse et cosmétique sont une fois encore à l’œuvre. »
[encadre]Le bilan est sans appel : les mesures actuelles « ne répondent pas à [l’]exigence » requise par l’urgence de la situation, d’abord parce qu’elles « sont insuffisamment ciblées ».
Ainsi du contrat de génération, mesure-phare de l’action gouvernementale, qui ne s’adresse aucunement aux jeunes en difficulté, fait recruter des jeunes qui « auraient été recrutés de toute façon » et n’est pas une mesure anti-chômage : « a-t-on vraiment besoin d’une aide spécifique pour [la transmission intergénérationnelle de compétences], qui en plein régime, devrait couter près d’un milliard par an aux finances de l’Etat ? »
S’agissant des emplois d’avenir, l’horizon n’est pas plus dégagé : « toutes les études ont montré que les emplois aidés dans le secteur non marchand ne sont d’aucune efficacité pour le retour à l’emploi », et l’ouverture de ces contrats au secteur privé tarde pour le moins à faire sentir ses effets. Autres épines dans le pied des emplois d’avenir : leur inégale répartition sur le territoire et, surtout, l’absence de garantie de la qualité de la formation qui accompagne l’emploi.
Celle-ci, parfois pas assez longue ni qualifiante, a déjà conduit à des ruptures de contrat pour des jeunes jugés « pas assez compétents »… au risque de réorienter le dispositif vers un public plus élargi que les sans-diplôme et détourner le dispositif de sa raison d’être initiale. Des emplois d’avenir sans lendemain ?
Troisième volet égratigné par les auteurs : la refondation annoncée de l’école, productrice d’échec à grande échelle, « une des plaies de la société française ». Si certains voyants (formation des maîtres, moyens sur l’école primaire) sont au vert, la limitation du problème à une question de moyens et de nombre de postes invite les auteurs à penser que la refondation de l’école risque de rester « une formule creuse ». Il faut aller plus loin : « repenser la manière d’enseigner qui reste, dans notre pays, excessivement académique et « verticale », obnubilée par le classement et très peu par celle de la réussite ».
Garantie jeunes
Le déploiement en octobre d’une « garantie jeunes » dans 10 territoires pilotes, de la Seine-Saint-Denis à Marseille, est une nouvelle expérimentation dans la lutte contre le décrochage ; elle visera à favoriser insertion sociale (versement de l’équivalent du RSA) et professionnelle (obligation de « s’impliquer dans un suivi personnel intensif auprès d’une mission locale ») des moins de 25 ans. Le dispositif, encore embryonnaire, sera-t-il suffisant pour remettre sur les rails une partie de jeunesse oubliée et très éloignée de l’emploi ? La concentration des moyens sur les moins qualifiés (de la formation professionnelle aux emplois aidés) voire la création d’un SMIC jeune : des mesures de « raccrochage » sont à prendre d’urgence, pendant que la machine trie et trie encore.
La machine à trier Comment la France divise sa jeunesse, par Pierre CAHUC, Stéphane CARCILLO, Olivier GALLAND et André ZYLBERBERG. Nouvelle édition à paraître ce 26 septembre
- Pierre Cahuc, Professeur d’économie à l’Ecole Polytechnique, directeur du laboratoire de macroéconomie du Centre de Recherche en Economie et Statistique (CREST) de l’INSEE.
- Stéphane Carcillo, Maître de conférences à l’université de Paris I Sorbonne, professeur associé au département d’économie de l’IEP de Paris.
- Olivier Galland, Directeur de recherche au CNRS, directeur du Groupe d’Etude des Méthodes de l’Analyse Sociologique de la Sorbonne (GEMASS).
- André Zylberberg, Directeur de recherche au CNRS, membre du Centre d’Economie de la Sorbonne (CES) et de l’Ecole d’Economie de Paris.
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Aussi dans La nouvelle société de l’emploi, la collection de la Fondation ManpowerGroup pour l’emploi, aux éditions Eyrolles :
Les jeunes et l’emploi. L’obligation de reconstruire, par Christian Vulliez. À paraître le 3 octobre (Voir la présentation du livre)