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« La Machine à trier » : les deux jeunesses

A rebours des thèses postulant une fracture entre les jeunes et les « vieux », les auteurs de La Machine à trier considèrent qu’il n’y a pas de conflit de générations car :

  • l’ensemble des jeunes partagent les valeurs fondamentales de la société, qui constituent le socle du « vivre-ensemble » ;
  • « les jeunes » ne constituent pas une catégorie homogène : il n’y a pas une, mais deux jeunesses : l’une, diplômée, qui, malgré les difficultés de l’époque, « s’en sort » ; l’autre, non diplômée, est laissée à l’écart et décroche.

Sur les questions de mœurs et de respect des normes civiques, un clivage très net est en train de se former entre les diplômés d’une part, les non diplômés de l’autre. Au-delà des aspects éthiques, c’est notamment pour cela que la fracture qui grandit au sein de la jeunesse est inquiétante pour notre société. Celle-ci est d’autant plus inquiétante que les non diplômés subissent une « triple peine » qui ne fait qu’accroître le sentiment d’injustice et, donc, la radicalité, qu’ils ressentent à l’égard d’une société à laquelle ils aspirent. Cette notion de « triple peine » fera l’objet du prochain billet.

Voici ci-après les extraits de La Machine à trier relatifs aux « deux jeunesses ».

Chapitre 1 – La montée des inégalités au sein de la jeunesse

« Les jeunes français connaissent un chômage particulièrement élevé par rapport à leurs aînés et cette situation s’est aggravée depuis 1980. Fin 2010, le taux de chômage des 15-24 ans atteignait 24 % contre 8,5 % pour les 25-49 ans. Le rapport est donc d’un à trois. Dans les années 1990, le rapport était plus proche de deux [NDLR : dans les années 1990, le taux de chômage était de 20 % pour les jeunes, contre 9 % pour les adultes]. Par ailleurs, environ la moitié des jeunes connaît une ou plusieurs périodes de chômage au cours des trois années suivant la fin des études.

Certes, les jeunes rencontrent des difficultés d’insertion dans l’emploi dans de nombreux pays. Du fait de leur inexpérience et de la généralisation des emplois à durée déterminée, ils mettent inévitablement du temps à trouver un emploi stable et connaissent plus souvent le chômage que les adultes, même si c’est pour des durées souvent assez courtes. Cependant, tous les pays ne sont pas logés à la même enseigne. En 2009, le taux de chômage des jeunes n’était « que » d’une fois et demie celui des adultes en Allemagne, deux fois au Danemark, aux Pays-Bas, en Suisse, au Canada, aux États-Unis, et même en Espagne, et non trois fois comme en France.

Dans l’Hexagone, le chômage des jeunes est aussi nettement plus sensible à la conjoncture que dans les autres pays comparables de l’OCDE. La crise financière et économique qui a éclaté en 2008 en a fourni une illustration frappante. Le chômage est aussi plus stigmatisant qu’ailleurs (hormis l’Espagne) : une trop longue expérience de chômage à la sortie des études produit des répercussions négatives en termes de carrière et de revenus, qui se font encore sentir après quinze ans de présence sur le marché du travail.

Le débat sur l’ampleur des inégalités entre générations est certainement loin d’être clos, mais on aurait tort de se focaliser sur ce qui oppose les jeunes aux adultes. Les inégalités au sein de la jeunesse sont bien plus importantes et elles n’ont fait que s’aggraver. Un fossé s’est ainsi progressivement creusé entre les jeunes non diplômés et les autres jeunes. »

Chapitre 2 – Des aspirations contrariées, un défaut d’intégration

« N’en déplaise à certains, il n’y a pas eu de montée généralisée de la précarité qui aurait concerné toutes les classes d’âge et qui toucherait désormais aussi les adultes. Au contraire, une particularité française, partagée avec d’autres pays du sud de l’Europe, est d’avoir un marché du travail très segmenté qui concentre l’essentiel de la flexibilité sur les entrants, dont les jeunes représentent la plus grande part. Cependant, l’âge venant, la plupart d’entre eux finissent par décrocher ce fameux « CDI » qui est la clé d’entrée pour accéder au statut d’adulte.

Les enquêtes menées sur les aspirations des jeunes révèlent toutes qu’ils ont envie de devenir indépendants et que le travail et la famille restent pour eux des valeurs centrales [contrairement à l’idée qui s’est installée dans l’opinion à la suite du film d’Étienne Chatiliez « Tanguy » (2001), les travaux sur l’entrée dans la vie adulte ont montré que le report du départ de chez les parents n’avait pas dépassé ce qui était induit par la prolongation des études et les difficultés d’accès à l’emploi. Aujourd’hui, les jeunes quittent, en moyenne, à vingt et un ans le domicile des parents et accèdent à un logement qu’ils paient eux-mêmes environ deux plus tard]. Un sondage de mai 2011 révèle même que le travail et la famille ont plus d’importance pour les jeunes que pour les adultes. À la question « quelles sont aujourd’hui vos principales préoccupations dans votre vie quotidienne ? », 54 % des jeunes répondent qu’il s’agit de « leur situation professionnelle », alors que pour l’ensemble des Français, seuls 25 % font le même choix. Les jeunes choisissent aussi à 51 % « leur situation affective et familiale » comme étant au coeur de leurs préoccupations, contre 40 % pour l’ensemble de la population1. Les jeunes veulent donc devenir adultes et cette aspiration passe principalement à leurs yeux par l’occupation d’un emploi et la création d’une famille.[…]

Bien que les aspirations soient communes, les destins divergent souvent radicalement selon le niveau d’études. Un clivage des valeurs répond-il à cette divergence des destins ? Nous avons essayé de le vérifier en comparant de manière systématique les attitudes des jeunes selon qu’ils ont ou non un diplôme et en nous appuyant notamment sur la dernière enquête sur les valeurs réalisée en France en 2008, qui fournit une base de données incomparable sur les aspirations et les normes des Français. […]

Des aspirations « normales » à l’égard du travail et de la famille

Un premier constat s’impose : il n’y a pas de véritable divergence dans le domaine du travail et de la famille. Les jeunes partagent tous la même attitude à l’égard de ces deux institutions qu’ils jugent massivement « très » ou « assez » importantes dans leur vie, quel que soit le niveau d’étude. Les jeunes non diplômés sont même plus nombreux à trouver le travail « très important » : 73 % partagent cette opinion, contre 66 % pour les diplômés. Les conceptions de la famille sont aussi très proches parmi les jeunes. […] Ils sont également convaincus, à plus de 60 %, qu’une « relation stable est indispensable pour être heureux ». Même s’ils adhèrent un peu moins souvent – mais néanmoins majoritairement – que les jeunes diplômés à l’idée que le travail est un devoir social, les jeunes non diplômés sont en revanche nettement plus nombreux à le considérer comme un devoir moral. Ils sont 65 % à penser que « ne pas travailler rend paresseux », contre 54 % des diplômés, et ils sont 42 % à estimer que « le travail devrait toujours passer en premier », contre seulement 25 % des diplômés. On rencontre chez les jeunes sans diplôme une rigueur morale très affirmée, dont nous verrons d’autres illustrations en matière de mœurs.

Occuper un emploi est donc une source de grande satisfaction pour les jeunes sans diplôme, mais leur faible niveau de ressources, leur situation professionnelle souvent précaire et leurs difficultés d’accès à un logement autonome, alimentent chez eux le sentiment qu’ils sont dans une situation défavorable et inégalitaire. Une enquête de 2009 fait nettement ressortir que les jeunes non diplômés s’estiment plus défavorisés que les diplômés dans toute une série de domaines. C’est en matière d’études (58 % contre 22 %), de logement (55 % contre 22 %) et d’inégalités liées à l’origine ethnique (30 % contre 18 %), que les écarts entre non diplômés et diplômés sont les plus nets. Les jeunes sans diplôme sont également 68 % à se déclarer défavorisés en matière de revenus (contre 53 % des diplômés).

Des jeunes sans diplômes moralement plus rigoureux, socialement moins intégrés

La façon de concevoir sa place dans la société ne se limite pas à des aspirations en matière de travail et de famille. Sur ce plan, nous l’avons vu, tous les jeunes partagent à peu près les mêmes souhaits. Cette conception repose également sur un ensemble de normes qui régissent les comportements sociaux, soit dans la sphère privée – ce qu’on a coutume d’appeler les « moeurs » – soit dans la sphère publique à travers les attitudes à l’égard des institutions et la participation sociale, politique ou associative. Or, sur ces aspects, un double clivage sépare les jeunes diplômés et les non diplômés.

Moins de permissivité

Sur le plan des moeurs, les jeunes non diplômés sont nettement moins permissifs que les jeunes ayant fait des études générales ou supérieures. Ils sont moins tolérants, par exemple, quant à l’idée que des hommes et des femmes mariés puissent avoir une aventure avec quelqu’un d’autre ; ils trouvent moins justifié d’avoir des relations sexuelles avec des personnes de rencontre ; ils admettent moins souvent que l’on recoure à l’avortement ; ils condamnent plus sévèrement l’usage des drogues douces comme la marijuana ou le haschich. Bref, ils sont nettement plus conservateurs que leurs homologues diplômés.

De même, en matière de normes familiales, les jeunes non diplômés adhèrent à une conception plus traditionnelle, fondée notamment sur la différenciation des rôles de l’homme et de la femme dans le couple. Par exemple, ils valorisent beaucoup plus le modèle traditionnel de la femme au foyer.

Les jeunes non diplômés restent donc quelque peu à l’écart de la tendance profonde vers l’individualisation de notre société, comprise comme une liberté totale de choix dans sa manière de vivre, indépendamment des prescriptions religieuses, morales ou idéologiques. »

Civisme et respect des normes publiques

Mauvaise direction

« Les valeurs ne sont pas figées, mais peuvent aussi évoluer dans le mauvais sens. Et sur ce point, il y a tout lieu de s’inquiéter. Certes, les jeunes Français partagent le même déficit de confiance envers autrui que leurs parents – ce qui n’est déjà pas une bonne nouvelle –, mais surtout, ils se déclarent nettement moins civiques. […] Ce moindre respect des normes civiques est plus net encore chez les jeunes Français non diplômés […].

Les jeunes non diplômés s’écartent désormais assez nettement de la tendance allant vers un plus grand respect de la morale publique. Par exemple, comparés à leurs homologues diplômés, ils justifient plus souvent le fait de « demander des indemnités au-delà de ce à quoi on a droit », de « payer en liquide pour éviter des impôts », « de travailler au noir » ou « d’accepter un pot-de-vin », mais surtout « de ne pas payer son billet de train ». Sur ce dernier point la différence est particulièrement forte. Même si les diplômés justifient un peu plus souvent la tentation de frauder le fisc – à chacun ses formes d’incivisme –, globalement, les jeunes non diplômés apparaissent sensiblement plus inciviques que leurs homologues diplômés.

Néanmoins, les jeunes non diplômés n’adoptent pas des attitudes systématiquement laxistes dans la vie sociale et n’expriment pas un rejet massif des normes qui organisent la vie publique. Par exemple, ils sont aussi nombreux (75 %) que les jeunes diplômés à trouver que « c’est une bonne chose qu’on respecte davantage l’autorité », à déclarer avoir confiance dans l’armée (70 %) et presque aussi nombreux à dire avoir confiance dans la police (55 %).

Ainsi, le rigorisme moral des jeunes non diplômés en matière privée ne s’applique plus dans certains domaines de la vie publique, probablement sous l’emprise des contraintes matérielles et financières qui peuvent les conduire à une plus grande tolérance à l’égard de la fraude aux allocations ou dans les transports. Plus généralement, ce type d’attitude est à mettre en rapport avec d’autres, avec lesquelles elles sont d’ailleurs très fortement corrélées : la politisation, la participation associative, la confiance dans les autres et les institutions, un sentiment d’appartenance plus large que la localité, enfin une forte implication dans le travail. Tout ceci forme un système et sépare deux jeunesses : celle qui a le sentiment d’appartenir à un cadre collectif dans lequel elle va s’intégrer, et celle qui se sent mise à l’écart et qui se replie sur la sphère privée ou les attaches locales. »

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