ENTRETIEN. Après une année 2013 marquée par la stagnation, le marché de l’emploi européen montre certains signes d’amélioration. Rencontre avec Denis Pennel, directeur général de la Ciett, la confédération mondiale des agences d’emploi privées, qui décrypte pour nous les grandes tendances du marché de l’emploi.
Chaque année, le rapport économique de la Ciett évalue la santé du secteur des agences d’emplois en Europe et dans le monde : un secteur qui poursuit sa mutation. Cette année, le rapport témoigne d’autant plus de cette transformation qu’elle intègre, pour la première fois, des données du monde entier sur les autres services proposés par les agences d’emploi, du recrutement en passant par l’outplacement et le RPO. Un regard plus large donc, qui donne une idée précise du rôle croissant de ces agences dans l’accompagnement vers l’emploi.
Denis Pennel est le directeur général de la Ciett, la confédération mondiale des agences d’emploi privées, et fait partie du top 100 au classement international des professionnels des ressources humaines (Staffing Industry Analysts). Il est l’auteur de Travailler pour soi. Quel avenir pour le travail à l’heure de la révolution individualiste ? (Seuil).
Quel est le diagnostic du dernier rapport de la CIETT sur l’évolution du secteur des agences d’emploi en 2014 ?
Denis Pennel. Nous sortons d’une période de transition, après la crise. Le rapport met en lumière cette amélioration globale, mais note plusieurs différences selon les pays et les zones géographiques : en Europe, par exemple, la situation du marché de l’emploi s’est améliorée mais plus l’on va vers le Sud, moins c’est vrai. Pour autant, nous pouvons dire que nous constatons dans notre métier de l’emploi et du recrutement une amélioration des principaux chiffres du secteur d’activité.
Pour la première fois, le rapport ne concerne pas que les activités de travail intérimaire et intègre les chiffres des autres services proposés par les agences d’emploi privées.
En 2014, nos adhérents sont intervenus auprès de 60 millions de personnes à travers le monde pour les aider à entrer sur le marché de l’emploi ou à progresser dans leur carrière professionnelle. Nous avons donc souhaité mettre en évidence d’autres services RH proposés par les agences d’emploi, qui ont aujourd’hui diversifié leurs activités, et font aussi bien du recrutement permanent que de l’outplacement ou du RPO, c’est-à-dire l’externalisation du processus de recrutement.
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Et quelle est la part du travail temporaire pour ces agences d’emploi ?
Le travail temporaire continue à se tailler la part du lion : 40 millions d’hommes et de femmes sont entrés sur le marché du travail via l’intérim ou ont travaillé en intérim au cours de l’année passée.
Deux raisons à cela.. La première est mécanique : le travail temporaire implique une rotation plus élevée. Mais la seconde, c’est que l’intérim est, de plus en plus, reconnu comme un tremplin vers l’emploi permanent ! C’est ce qui explique que le nombre de travailleurs temporaires a significativement augmenté : en 2014, on en dénombre 9% de plus.
Le rapport souligne une forte demande de flexibilité de l’emploi de la part des entreprises, mais aussi l’absence de hausse significative de ces formes plus « agiles » d’emploi. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Au niveau mondial, le travail temporaire a un taux de pénétration de 1,6%, ce qui reste assez limité parce que c’est une activité encore très jeune et très réglementée. Deux types de situations expliquent cette croissance limitée du travail intérimaire. Soit c’est la réglementation qui bloque le développement de l’intérim, comme c’est le cas par exemple, au Brésil où le cadre juridique n’est pas à jour : adopté en 1974 et largement inspiré de la loi française de 1972, il n’a jamais été mis à jour depuis !
« L’intérim est, de plus en plus, reconnu comme un tremplin vers l’emploi permanent ! »
Soit l’intérim n’est pas reconnu légalement, comme c’est le cas en Turquie – et c’est tout aussi problématique car d’autres formes de flexibilité se développent telle que la sous-traitance! Dans ce genre de cas, la CIETT réalise un travail d’influence et de pédagogie auprès des autorités publiques pour favoriser une réglementation adéquate… et à jour. Une loi qui a 40 ans d’âge, ce n’est pas possible car entre temps le marché du travail a beaucoup changé !
Qu’en est-il de la situation de l’intérim en France ?
La France illustre l’autre type de situation où l’intérim se confronte à certaines limites : c’est un de ces pays où l’intérim a atteint une maturité, mais peut-être aussi un cap. : en 2014, une progression légère et incertaine est à constater avec un taux de pénétration est de 2% mais, cette année, le chiffre d’affaires stagne.
Certes, c’est au-dessus de la moyenne européenne qui est d’1,7%, mais c’est relativement décevant si on le compare avec d’autres leaders européens : l’Angleterre a vu son marché intérimaire augmenter de façon très significative, tandis qu’en Espagne, il se relève après avoir plus durement souffert pendant la crise. L’intérim mature atteint donc peut-être un certain cap, mais il est aussi concurrencé par d’autres formes de flexibilité.
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Quelles autres formes de flexibilité concurrencent aujourd’hui l’intérim ?
Aujourd’hui, l’intérim est en compétition avec d’autres formes d’emploi dit « agile ». Le CDD, bien sûr : en France, le recours au CDD reste cinq fois supérieur à l’intérim. Mais il est aussi une certaine forme de « flexibilité » très répandue dans de nombreux pays, c’est le travail informel, ou « au noir ». Sur ce sujet aussi, nous essayons de convaincre les gouvernements en leur disant : « Attendez, vous réglementez durement le travail temporaire mais, en même temps, vous avez un taux très élevé de travail illégal ». C’est un premier point, le deuxième étant l’explosion du travail indépendant.
Le travail indépendant est-il, lui aussi, une forme de flexibilité ?
De plus en plus, les entreprises ont recours au travail indépendant comme à une solution de flexibilité. C’est une tendance qui répond à la fois à une demande de la part des employeurs, et à une attente du côté des travailleurs ; la relation salariale ne satisfait plus systématiquement les attentes de certains, notamment les mieux formés qui ne veulent plus rentrer dans cette relation de subordination et préfèrent être en relation de prestations aux entreprises.
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Pour les entreprises, il y a des avantages : ce n’est plus une relation d’emploi, cela lève des contraintes. Mais attention, il y a des limites à cela. Nous constatons, même si ce n’est pas la majorité des cas, que beaucoup de travailleurs dits indépendants ne sont pas si indépendants que ça, et pour cause : ils dépendent d’un seul client ! On peut parfois se demander si c’est un choix ou si c’est une situation qui est subie. C’est ce qu’on appelle parfois les « faux indépendants ».
Cette hausse du travail indépendant révèle-t-elle une tendance de fond du marché du travail ?
Les chiffres sont durs à trouver, mais, aux USA, on considère qu’il n’y a pas moins de 25% de travailleurs indépendants, – ou tout au moins de formes de travail différentes du CDI et des temps complets. D’ici 2030, les prévisions tablent sur une augmentation de 40% ! Imaginez qu’en Angleterre en 2014, 90% des créations nettes d’emplois relèvent du travail indépendant.
« A dire vrai, ma conviction, c’est que nous avons atteint le point culminant du salariat et que nous vivons une véritable révolution du travail. »
C’est considérable et d’autant plus étonnant que ce sont dans les marchés les plus flexibles que ces nouvelles formes d’emplois se développent, ce qui annonce clairement une chose : la montée du travail indépendant va s’accélérer. A dire vrai, ma conviction, c’est que nous avons atteint le point culminant du salariat et que nous vivons une véritable révolution du travail.
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Crédit image : Eric Fischer /CC BY 2.0
Infographies par : Ciett.org