La course mondiale à la productivité et à l’innovation est lancée. C’est pourquoi la France et l’Europe doivent investir massivement dans les compétences et la qualification plutôt qu’ériger des barrières « protectrices ». Suite de l’analyse des conséquences de la nouvelle division internationale du travail, évoquées notamment lors du colloque de l’Académie des sciences morales et politiques sur « la place de l’Europe et de la France dans la future division internationale du travail ».
La « grande inflexion » de l’emploi mondial
L’éditorialiste du New York Times Thomas Friedman (3 prix Pulitzer) qualifie la nouvelle division internationale du travail de « grande inflexion, qui défie maintenant les cols blancs » ; il relève notamment que « le terme « externalisation » est dépassé : plus rien n’est « externe », il n’y a plus ni « dedans » ni « dehors ». »
Pour Pascal Lamy, directeur général de l’OMC, cette nouvelle donne constitue « une révolution aussi importante que la révolution industrielle ». Une révolution impliquant des bouleversements sur le plan de l’emploi, qui se répartit différemment alors que les qualifications se déplacent beaucoup plus rapidement qu’auparavant.
La productivité, enjeu fondamental
Les chefs d’entreprises mettent souvent le coût du travail en avant pour expliquer le « décrochage français », dans l’industrie notamment. Si on compare la France avec son voisin allemand dont les performances sont souvent vantées, on remarque en effet que, face à 20% de hausse du coût salarial unitaire de la main-d’œuvre en France entre 2000 et 2010, celui-ci n’a augmenté que de 7% en Allemagne. Ces données ne sont pas contestées par les partenaires sociaux.
Parmi les clés d’explication, les intervenants du colloque de l’Académie des sciences morales et politiques se sont accordés sur l’impact du coût du logement : avec une hausse de 90% en France entre 2002 et 2011 (contre +4% en Allemagne), les entreprises françaises sont fortement pénalisées puisque cette hausse des dépenses des ménages oblige à augmenter les salaires.
Pascal Lamy estime que le problème fondamental ne serait pas celui de la « compétitivité-prix » mais plutôt celui de la qualité et de la productivité. Car, comme Lionel Fontagné le soulignait, des signes inquiétants attestent de la dégradation de la compétitivité hors-prix (qualité des produits, innovation, nombre de firmes exportatrices…) et les gains de productivité, déterminants essentiels de l’emploi, sont de plus en plus faibles en France –l’INSEE indiquant que « la dégradation de la productivité apparente du travail par emploi s’accentue avec un repli de – 1,8 % en 2009 après – 0,7 % en 2008. »
De plus, selon le McKinsey Global Institute, c’est avant tout type d’emploi qui détermine la « vulnérabilité » à la mondialisation et au progrès technologique :
- Les emplois transformationnels, qui impliquent surtout une activité physique. Ceux-ci sont depuis longtemps sur le déclin dans les pays riches, au profit des marchés émergents. Ils sont typiquement ceux qui font l’objet de délocalisations.
- Les emplois transactionnels, comme les postes dits « routiniers » dans les centres d’appels ou les banques, encore souvent confiés à des salariés mais automatisables et partiellement délocalisables.
- Les emplois interactionnels, qui reposent sur des connaissances, un savoir-faire et de la collaboration comme, par exemple, les activités de conseil. Ceux-ci sont par nature à l’abri d’une automatisation, la technologie venant même plutôt renforcer les compétences humaines, et difficilement délocalisables.
La meilleure défense, c’est l’attaque : développer les compétences
Pascal Lamy a formulé des propositions pour améliorer nos performances et tirer parti de la nouvelle division internationale du travail.
1 – Une politique de développement des qualifications et compétences ambitieuse
La qualification est la clé de la productivité. A ce titre, trois chantiers sont essentiels.
- Améliorer les compétences « de base » et la formation aux métiers techniques.
En France ce sont très majoritairement des postes peu qualifiés que les employeurs ont du mal à pourvoir, en raison surtout d’une insuffisance des compétences disponibles.
- Développer les formations « supérieures ».
La chasse aux talents fait rage et l’étude de ManpowerGroup « Solutions sans frontières à la pénurie de talents aujourd’hui » (Borderless Solutions to Today’s Talent Mismatch) montre qu’ 1 employeur européen sur 5 (19%) recherche à l’étranger les talents qu’il n’arrive pas à trouver dans son pays, au premier rang desquels figurent les ingénieurs. Il paraît donc essentiel de développer également les formations « supérieures ».
- Les « clusters » ou « pôles de compétitivité » sont généralement une réussite et prennent des initiatives en matière de développement des compétences –comme le pôle Mov’Eo qui dispose d’un « annuaire des compétences ». Celles-ci doivent être encouragées et approfondies.
2 – Augmenter la productivité dans les services
Il est avéré, nous l’avons vu, que la perte de « compétitivité » européenne par rapport aux USA s’explique par la faiblesse des gains de productivité dans les services en Europe. Dans ce cadre, d’importants progrès peuvent, notamment, être effectués dans la logistique –une activité essentielle dans l’économie globalisée où la Hollande et l’Allemagne sont très performants.
3 – Développer un système de sécurité sociale cohérent avec les (r)évolutions actuelles
Selon Pascal Lamy, qui prend l’exemple des Etats-Unis, « plus le système de sécurité sociale dysfonctionne, plus la tentation protectionniste est forte. » C’est pourquoi une flexisécurité adaptée, notamment aux transitions professionnelles des moins qualifiés, doit être mise en place. Ceci paraît particulièrement nécessaire dans une France où 45% emplois industriels se situent dans des « secteurs menacés ».
Notre réussite dépend de nos choix
Thomas Friedman soulignait dans sa chronique l’importance vitale de la « course à la qualification » :
« Dans ce monde hyperconnecté […], les chefs d’entreprise ont accès plus facilement que jamais aux meilleurs des travailleurs, des robots et des logiciels. Il est donc plus important que jamais d’avoir des écoles qui forment et motivent nos jeunes et les aident à entrer dans la catégorie du mieux et du meilleur. Car il ne suffira peut-être même plus d’être bon. »
Si cette affirmation peut faire peur, elle est aussi une incitation à la confiance : il n’y a pas de fatalité. Pascal Lamy insiste :
« Nos politiques de développement des qualifications étant la clé de la compétitivité de demain et d’une place confortable dans la division internationale du travail, notre réussite dépend de choix politiques. »
En définitive, pour être parmi les « vainqueurs » de la nouvelle division internationale du travail, « la meilleure défense, c’est l’attaque » par les compétences et les talents.