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Dette_Graeber

La sélection du Prix Fondation ManpowerGroup/HEC (5/5) — Effacer l’ardoise ?

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Tout l’été, la sélection du Prix de la Fondation ManpowerGroup/HEC Paris est passée en revue sur l’Atelier de l’emploi. Dette est le dernier livre à être chroniqué. (Re)lire la précédente présentation :

Le management des réseaux. Tisser du lien social pour le bien-être économique

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Dette 5 000 ans d'histoire

« Ce livre démontre que le système de crédit, apparu dès les premières sociétés agraires, précède de loin l’invention des pièces de monnaie. Quant au troc, il n’a toujours été qu’un pis-aller et ne s’est réellement développé que dans des situations particulières ou de crise. La dette a donc toujours structuré nos économies, nos rapports sociaux et jusqu’à nos représentations du monde.

David Graeber montre que le vocabulaire des écrits juridiques et religieux de l’Antiquité (des mots comme « culpabilité », « pardon » ou « rédemption ») est issu en grande partie des affrontements antiques sur la dette. « L’histoire montre, explique Graeber, que le meilleur moyen de justifier des relations fondées sur la violence, de les faire passer pour morales, est de les recadrer en termes de dettes – cela crée aussitôt l’illusion que c’est la victime qui commet un méfait. » Trop d’économistes actuels perpétuent cette vieille illusion d’optique, selon laquelle l’opprobre est forcément à jeter sur les débiteurs, jamais sur les créanciers. Ils oublient aussi une leçon déjà connue de la civilisation mésopotamienne: si l’on veut éviter l’explosion sociale, il faut savoir « effacer les tablettes »… »

David Graeber « Dette : 5 000 ans d’histoire« , Les liens qui libèrent, 624 p., 29,90 €

Ce qu’en dit l’auteur : « Si vous n’avez pas vingt vaches, je veux quelque chose qui ait exactement la même valeur »


Outre sa démonstration sur le lien très fort unissant l’impératif moral et l’ardente obligation de rembourser ses dettes, David Graeber, une des figures médiatiques du mouvement Occupy Wall Street, défend aussi, dans ce best-seller paru aux États-Unis en pleine crise, l’idée que la dette repose sur la violence :

« En un sens, le livre traite d’un conflit de longue date, qui oppose anthropologistes et économistes. En 1776, il y a maintenant plus de deux cents ans, Adam Smith publiait sa théorie sur l’origine de la monnaie, connue sous le nom de la « théorie de l’échange ». Il était une fois… des populations habituées à s’échanger des biens. Ce faisant, elles allaient au-devant d’un problème : l’adéquation du besoin. Si je vous propose vingt poulets pour une vache et que vous n’avez pas besoin de poulets, vous ne pouvez pas conclure le marché. D’où le besoin de trouver un intermédiaire d’échange qui réponde au besoin [l’argent, ndlr].

[…] Le plus drôle est qu’il n’y ait aucune preuve que ceci se soit vraiment produit de la sorte. [Selon les anthropologistes,] il existe une grande variété de modèles économiques, mais pas celui-là. D’où l’objection légitime des économistes : si vous nous dites de ne pas raconter cette histoire, quelle histoire devons-nous raconter ? Quelle est l’origine de l’argent ? Et un des buts de ce livre est de répondre à cette question.

Mais la réponse, qui n’est pas réellement du goût de la plupart des économistes, est que la véritable histoire de la monnaie est intimement liée à la violence. Toutes les observations montrent que si vous êtes dans une petite communauté, vous recevez des cadeaux en guide de récompense ou de remboursement de dette ou en échange de services, sans que la valeur n’en soit réellement quantifiée. Or par définition, la monnaie est un système exact d’équivalence, de par lequel vingt poulets valent une vache. Et la première fois que ce genre de calcul précis s’est fait dans un contexte légal, c’est quand quelqu’un a tué ou blessé une personne et qu’on a dû instaurer un système de compensation du préjudice. C’est précisément le contexte dans lequel les individus en présence vont exiger une équivalence exacte : si vous n’avez pas vingt vaches, je veux quelque chose qui ait exactement la même valeur. Dans le code lois irlandais et gallois, par exemple, on a établi un inventaire valorisé de tous les éléments que l’on pourrait trouver chez tout un chacun, dans le seul but de payer correctement payer les amendes. Et ce lien entre la violence réelle ou potentielle et le besoin de valorisation précise se retrouve tout au long de l’Histoire.

En fait, l’Histoire nous montre que les premières grosses opérations privées se sont faites pour l’armée sous l’égide des gouvernements dans le but de lever des troupes. C’est ce qui a présidé à l’origine des pièces de monnaie d’abord chez les Sumériens, puis en Inde, en Chine, en Grèce. »

(Verbatims issus d’une vidéo publiée par la libraire Mollat)

Ce qu’en disent les critiques : pourquoi rembourser à tout prix ?

Lannister-dette

Se définissant comme un « anthropologue anarchiste », David Graeber a publié cet ouvrage en 2011 – dans sa version anglaise -, un ouvrage très majoritairement reconnu comme une référence. Y compris par le Financial Times  dont la critique, même affublée d’une alerte au lecteur sur la nature de l’auteur, souligne un livre « fascinant » et « extrêmement opportun ». La situation actuelle, avec une monnaie virtuelle structurant l’économie et des pays occidentaux qui considèrent les débiteurs comme des coupables moralement sommés de rembourser, s’inscrit dans une continuité historique, de Rome au Moyen-Âge, mais offre également une discontinuité : « le fait que les leaders rechignent à consentir des vastes programmes d’annulation de la dette, à l’inverse de ce que l’on peut trouver en Mésopotamie« , résume le FT, quand les tablettes étaient effacées dans un cycle régulier de « jubilés », tous les sept ans.

« La puissance du livre réside surtout dans sa description des contre-feux utilisés », estime pour sa part Mediapart, citant aussi « les lois contre l’usure médiévale, à la fois dans la chrétienté et dans le monde musulman, elles participaient de ce même souci d’éviter ce dont les anciens avaient le plus peur : une population de débiteurs au bord du gouffre ». Mediapart nuance, citant les travaux d’un André Orléan qui situe la monnaie, non pas comme née de la violence, comme l’argumente Graeber, mais se situant quelque part entre violence et engagement mutuel, entre rapport de domination et de confiance. La, qui revient à la lecture de chaque chapitre de Graeber, n’en reste pas moins vivace : « pourquoi est-il si évident qu’il faille payer ses dettes ? »

« Cette dette qu’on ne devrait pas payer », reprend en choeur la New York Review of Books, qui égrène plusieurs cas historiques illustrant la phrase de Graeber : « la lutte entre les riches et les pauvres a dans une large mesure pris la forme de conflits entre créditeurs et débiteurs, d’arguments à propos du bien-fondé ou non des intérêts, du péonage, de l’amnistie, de la repossession, de la restitution, de la séquestre de moutons, de la confiscation de vignoble et de la vente des enfants de débiteurs comme esclaves ».

Que faire alors lorsque la dette s’annonce exorbitante ? The New Inquiry, qui dit avoir lu un « p**** de bon livre », prévient que Dette n’est pas un manifeste économique apportant des solutions, mais vaut pour sa « déconstruction des termes avec lesquels nous pensons ce que la civilisation est et est supposée être ». « Faire défaut. Rembourser en monnaie de singe. Rembourser à tout prix. » répond de son côté l’économiste Cédric Mas. Avec, dans le dernier cas, l’exemple du Bas Empire Romain où les affranchis, petits fermiers ou artisans, basculèrent dans le colonat, statut de sevrage avant l’heure… Inquiétant ? Mediapart conclut, citant Graeber : « Depuis 5000 ans, avec une régularité remarquable, les insurrections populaires ont commencé de la même façon – avec la destruction des registres de dette : tablettes, papyrus, livres de comptes, quelles qu’aient été leurs formes ».

Ce qu’on peut y lire

« En règle générale, comme nul n’a le droit de nous dire ce que nous valons, nul n’a le droit de nous dire ce que nous devons. »

Ce qu’on ne pourra (vraiment) pas lire ailleurs

  • Une comparaison entre les écritures du Veda et les changes flottants décidés par Nixon
  • Un peu d’étymologie, à l’image d’un autre ouvrage sélectionné pour le Prix : le « chèque » viendrait du « sukuk » musulman ; le premier mot de l’histoire humaine qui signifie liberté vient d’un terme sumérien qui signifie « retour chez sa mère » et était utilisé quand on était libéré d’une dette ; il n’y a d’ailleurs qu’un mot pour « dette » et « péché » en araméen ; etc.

Depuis la publication : la bullshitisation de l’économie


Depuis la publication de Dette, David Graeber a rédigéThe Democracy Project: A History, a Crisis, a Movement, qu’il a rapidement fait suivre d’un article publié en ligne et lu 170 000 fois en moins d’une semaine, consacré aux « bullshits jobs ». Vous exercez un « métier à la con »,  si, comme l’écrit Slate, vous répondez « oui » à plusieurs de ces questions :

« Avez-vous l’impression que le monde pourrait se passer de votre travail?

Ressentez-vous la profonde inutilité des tâches que vous accomplissez quotidiennement?

Avez-vous déjà pensé que vous seriez plus utile dans un hôpital, une salle de classe, un commerce ou une cuisine que dans un open space situé dans un quartier de bureaux?

Passez-vous des heures sur Facebook, YouTube ou à envoyer des mails persos au travail?

Avez-vous déjà participé à un afterwork avec des gens dont les intitulés de jobs étaient absolument mystérieux?

Êtes-vous en train de lire cet article parce qu’un ami ou un collègue vous l’a conseillé, twitté, facebooké ou emailé au travail? »

Les métiers « bureaucratiques », nécessaires à l’appréhension de la complexité du monde ou obligation de travailler malgré la libération qu’aurait pu apporter le progrès technologique ? Au-delà de l’explication, la question de la quête du sens au travail a visiblement fait mouche…

Bullshitjobs
Photo Strike! Magazine
Crédits images LendingMemo/flickr (licence CC BY-NC)
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