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« Pour être performants, nous avons besoin d’un marché du travail plus flexible » Entretien avec Philippe Aghion

ENTRETIEN. Sélectionné pour la 20e édition du prix littéraire de la Fondation ManpowerGroup pour l'emploi et HEC Paris, qui sera remis le 8 octobre 2015, Changer de modèle de Philippe Aghion, Gilbert Cette et Elie Cohen œuvre à dénoncer le réformisme « timide », et à lui préférer un véritable changement de paradigme.

elie_cohen_changer_modèleLes travaux de Philippe Aghion, économiste et enseignant à Harvard et à la Paris School of Economics, portent principalement sur les théories de l'innovation et de la croissance. Au printemps 2014, avec Gilbert Cette et Elie Cohen, il a publié Changer de modèle (Odile Jacob), un ouvrage qui appelle à l'adoption d'un nouveau modèle de croissance par l'innovation, inclusif et progressiste, pour relancer la mécanique de la mobilité sociale.

Pourquoi la France a-t-elle "décroché" ? Peut-on flexibiliser davantage le marché du travail tout en sécurisant les parcours ? Comment sortir d'un réformisme apathique pour arriver à un véritable changement de modèle ? Rencontre avec Philippe Aghion.

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Votre livre repose sur le constat sans appel du décrochage de la France. Quelles en sont les raisons principales ?

La France a eu du mal à adapter son appareil productif aux nécessités d’une économie de l’innovation. Nos industries, nos activités et, plus globalement, l'organisation de notre société – dans laquelle il y a assez peu de concurrence et de mobilité – sont adaptées à une forme d’économie "en rattrapage". Or, aujourd'hui, dans les pays émergents, la main d’œuvre est beaucoup moins chère que chez nous. Pour être performants, nous n’avons donc pas d’autres choix que de passer à une économie d’innovation, ce qui nécessite tout d’abord d’investir davantage dans l’éducation, l’université et la recherche, et également un marché du travail et un marché des biens et services plus dynamique, de façon à favoriser le processus de destruction créatrice, c'est-à-dire le remplacement continu d’anciennes activités devenues obsolètes par de nouvelles activités.

"Nous avons trop tardé à transformer l'organisation de l’État et l'appareil productif français pour répondre aux besoins d’une économie de l’innovation".

Nous avons trop tardé à transformer l'organisation de l’État et l'appareil productif français pour répondre aux besoins d’une économie de l’innovation. Nous mettons du temps à effectuer cette transition car elle nécessite en particulier de repenser notre système de formation professionnelle et celui de la sécurisation des parcours professionnels pour qu’ils puissent rendre la mobilité et la flexibilité à la fois efficaces et acceptables. De fait, il faut stimuler à la fois l’innovation et la mobilité sociale.

Vous préconisez de sortir d’un "réformisme à petits pas" au profit d’un véritable changement de modèle. Pouvez-vous expliquer les grandes lignes de ce changement de paradigme ? 

L’idée, c’est de mettre en œuvre trois big bang :

  • Le premier consiste à libéraliser davantage le marché des biens et services
  • Le deuxième big bang concerne l’État. Quand nous parlons de "réforme à petits pas", nous pensons par exemple à la réforme des retraites ou celle du mille-feuille administratif. Sur les retraites il faudrait aller vers un système à points. C'est déjà le cas dans les pays scandinaves où chacun dispose au départ d’un certain nombre de points et où on indexe ensuite le nombre de points requis pour une retraite à taux plein sur le nombre d’années de travail, le taux de croissance et la démographie.
  • Troisième chantier, le big bang social. La réforme du marché du travail est très en deçà de ce qu’il faudrait faire, c’est-à-dire laisser les partenaires sociaux négocier directement. Niveau fiscalité, il est aussi nécessaire de converger vers des systèmes plus incitatifs comme en Allemagne, aux Pays-Bas ou dans les pays scandinaves. Ces pays ont adopté des systèmes simples et prévisibles, raisonnablement redistributifs et qui, en même temps, ne découragent pas l’innovation. Notre système français est beaucoup trop compliqué, très incertain et changeant. Si nous voulons une vraie cohérence de la zone euro, la convergence fiscale est à souhaiter. Mais tous ces chantiers n’ont pas vraiment été mis en œuvre.

Quels sont les principaux freins qui empêchent le premier de ces big bangs ?

Les freins à ce changement de modèle viennent principalement de blocages. Une idée fausse veut que tout ce qui est bon pour l’offre ne soit pas bon pour la demande. Le CICE a par exemple occasionné un débat acharné à gauche car beaucoup pensaient que tout ce qui stimule l’investissement des entreprises va à l'encontre de la demande des consommateurs.

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Deuxième idée : le faux égalitarisme qui veut que tout le monde gagne la même chose. Alors que ce qui est vraiment important, c’est la mobilité sociale et le fait que n’importe quel individu, venant de n’importe quel milieu social et se trouvant dans n’importe quelle situation, puisse rebondir et réaliser ses aspirations. La France taxe beaucoup plus que ses voisins et pourtant la mobilité sociale y est beaucoup moins importante. Enfin notre politique industrielle est restée axée sur les grands champions et les grandes filières. En réalité, il existe aujourd’hui des visions beaucoup plus modernes dans lesquelles des secteurs porteurs sont soutenus avec un maintien de la concurrence sans pour autant qu'il faille nécessairement choisir une entreprise "championne".

Ce changement de paradigme, vous le transposez aussi en politique, avec une réforme de l’Etat…

Nous fonctionnons avec des quinquennats au cours desquels le président pense essentiellement à sa réélection : il faut trouver un modèle dans lequel l'obsession de la réélection ne paralyse pas l’action ! Nous devons aussi faire avec une très forte polarisation : dans beaucoup de pays voisins, il y a eu des coalitions entre le centre gauche et le centre droit pour permettre la mise en œuvre des réformes…

"Il faut trouver un modèle dans lequel l'obsession de la réélection ne paralyse pas l’action !".

Ce qui est impensable chez nous. Sans être politologue, je constate que la constitution actuelle ne favorise pas l’émergence d’une majorité réformiste.

Et, dernier point de vos trois chantiers, quels sont les freins à lever pour flexibiliser le marché de l’emploi ?    

Pour un marché du travail plus flexible, il faut mettre d'un côté tout ce qui relève du domaine du droit social public et dont l’État se porte garant (par exemple, les normes sociales régissant le nombre d’heures maximales travaillées ou la sécurité), de l’autre côté, il faut négocier le reste avec les partenaires sociaux. C'est très important de faire du droit dérogatoire, c’est-à-dire de laisser les partenaires en débattre ; un principe qui a été insuffisamment développé chez nous !

Lorenzi©FelicienDelorme-paysageLire aussi : « Nos sociétés ne s’en sortiront que si elles donnent un rôle majeur à la formation continue » Entretien avec Jean-Hervé Lorenzi

Le deuxième levier, c’est la formation professionnelle : en France, elle finance davantage les syndicats que la formation elle-même (Rapport Perruchot, février 2012, NDLR). Or, tant qu’il n’y a pas de formation professionnelle, c’est difficile d’avoir de la flexibilité : lorsque vous vous séparez d’un employé, celui-ci doit pouvoir se reformer pour retrouver du travail. La flexibilité doit donc s'accompagner d'un système de sécurisation des parcours pour que, quand un salarié se retrouve au chômage, il puisse bénéficier d'une formation afin de rebondir d’un emploi à un autre.

Enfin le salaire minimum ne doit ni être une source de rigidité supplémentaire sur le marché du travail ni aller contre le but poursuivi : la lutte contre la pauvreté. Par exemple, concernant le Smic, le problème en France, c’est qu’il a augmenté plus vite que la productivité et qu’il est toujours perçu comme l’outil principal de lutte contre la pauvreté. En réalité, il existe d'autres instruments plus directs comme le RSA ou la prime pour l’emploi pour compléter le Smic. Un salaire minimum trop bas accroît les inégalités et la pauvreté tandis qu'un salaire minimum trop élevé décourage l’embauche. Il faut donc un salaire minimum raisonnable, complété par des outils comme la prime pour l'emploi ou le RSA, qui ait une courbe de croissance modérée pour ne pas créer de chômage.

"Un salaire minimum trop bas accroît les inégalités et la pauvreté tandis qu'un salaire minimum trop élevé décourage l’embauche".

En même temps, il faut que la revalorisation du Smic soit indexée selon les régions puisque le coût du logement par exemple n'est pas le même à Paris que dans les autres régions. En Suède, par exemple, le salaire minimum est négocié par branches, ce qui permet d’arriver à davantage de flexibilité.

La réforme du système éducatif est centrale dans ce changement de modèle : derrière la France en décrochage, il y a la France des décrocheurs et l’accroissement des inégalités éducatives. Que préconisez-vous pour améliorer le système français ?

La réforme récente avait des intentions louables comme celle d'accorder plus d’autonomie aux établissements. Le souci de l’égalité est évidemment un bon souci, mais les propositions pour satisfaire ces motivations ne paraissent pas pleinement à la hauteur des enjeux. Toutes les études montrent qu'il est essentiel, notamment dans les pays défavorisés, que les professeurs soient très bien formés. Le tutorat est également primordial : aucun élève ne doit être livré à lui-même. Certains enfants ne retrouvent pas chez eux un milieu favorable à l’éclosion de leurs connaissances, il faut donc des systèmes où les ils peuvent faire leurs devoirs à l’école et où des tuteurs suivent les élèves en difficulté.

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Enseigner à des enfants de 6ème ou 5ème le développement durable n’est pas une priorité. Le plus important c’est la lecture, l’orthographe et le calcul : c’est la base de tout le reste. L’égalité, c’est que tout le monde puisse acquérir ces compétences et donc faire en sorte que les établissements aient l’autonomie nécessaire pour faire des renforcements dans ces matières.

Changer de modèle, c’est aussi, selon vous, s’inspirer d’autres modèles de réussite en Europe et dans le monde. Auxquels pensez-vous et sur quels points ? 

L’Allemagne a des politiques intéressantes concernant le marché du travail et le système d’apprentissage. Très vite, à l’école, les Allemands sont sensibilisés au monde de l’entreprise et cela donne de bons résultats en termes d’insertion professionnelle. Le Danemark a des idées en matière de formation professionnelle et de sécurisation des parcours qui pourraient également nous inspirer. La Finlande a un système éducatif remarquable qui donne de très bons résultats en mettant l’accent sur la formation des maîtres et sur le tutorat.

"En France, nous avons notre spécificité et nous trouverons nos propres solutions… Mais c’est toujours intéressant de regarder ce que d’autres ont réussi à faire."

Différents pays ont montré qu’on pouvait réformer l’Etat et réduire le nombre de fonctionnaires tout en maintenant les services publics et l’accès à l’éducation et à la santé à tous. En France, nous avons notre spécificité et nous trouverons nos propres solutions… Mais c’est toujours intéressant de regarder ce que d’autres ont réussi à faire.

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