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Turquie : un bolide sans moteur ?

ManpowerGroup est partenaire du Forum économique mondial sur le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord et l’Eurasie, qui se tient actuellement à Istanbul. A cette occasion, l’Atelier de l’Emploi analyse la situation paradoxale de la Turquie, exemplaire à plus d’un titre. Car, si elle est devenue une grande puissance du nouvel ordre international par sa croissance – la deuxième la plus dynamique au monde – et son action géopolitique, les fondements de sa force paraissent extrêmement vulnérables : la Turquie n’a pas, aujourd’hui, les moyens humains de ses ambitions.

 

« La mutation politique de la Turquie depuis dix ans l’a placée dans une position idéale pour en faire profiter la région – et la communauté internationale. Mais beaucoup reste à faire. » Dans une tribune au Figaro, Abdullah Gül, président de la Turquie où se tient actuellement le Forum économique mondial sur le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord et l’Eurasie, vantait la semaine dernière « la nouvelle trajectoire de la Turquie ».

Le printemps arabe de 2011 a en effet donné à la Turquie l’occasion de se présenter comme un modèle de développement et de démocratie pour les nouveaux gouvernements de Tunisie, du Maroc et d’Egypte. Sa capacité d’influence et son prestige (soft power) en ont été largement renforcés dans toute la région et même au-delà : elle a désormais voix au chapitre sur tous les sujets de l’ordre du jour mondial, comme ce fut le cas sur la Somalie ou le développement durable, par exemple.

Turquie_Lula-Erdogan

La crise syrienne et le rôle clé qu’y joue Ankara parachèvent actuellement cette transformation : l’héritière de l’Empire ottoman devient une des puissances majeures du monde multipolaire qui se dessine et peut légitimement aspirer à prétendre intégrer le cercle des nouveaux moteurs de la croissance mondiale, les fameux « BRICS » (Afrique du Sud, Brésil, Russie, Inde et Chine.

Comment la Turquie est-elle devenue un point de passage obligé de la tectonique des plaques du nouvel ordre international ? Selon Abdullah Gül, c’est « l’avènement de la stabilité politique depuis 2002 » qui a enclenché, via des réformes économiques « audacieuses », un cercle vertueux ayant permis au pays de s’affranchir peu à peu de la tutelle occidentale : la Turquie s’est trouvée une nouvelle vocation de puissance régionale, voire mondiale, au fur et à mesure que son économie se renforçait, étoffant sa classe moyenne urbanisée.

Une croissance « à la chinoise »

Turquie - Milliardaires

Le pays a particulièrement bien résisté à la crise financière mondiale : contrairement à bien des pays de la zone euro qui ont subi des dégradations en cascade de leurs « notes souveraines », celle de la Turquie a au contraire été réhaussée. Ces évolutions financières favorables accélèrent les investissements directs étrangers en Turquie par une baisse des coûts de financement tant pour les entreprises que pour l’Etat. Parmi ses avantages concurrentiels, le pays peut aussi compter sur un grand marché de 75 millions d’habitants, une population jeune (âge moyen : 27, 7 ans, contre 40, 4 en France), des salaires assez faibles – quoique plus élevés de ceux pratiqués en Roumanie par exemple.

Résultat : aujourd’hui, on trouve partout dans le pays des centres d’affaires dernier cri et des aéroports ultramodernes et, d’après le magazine Forbes, Istanbul est l’une des cinq villes comptant le plus grand nombre de milliardaires au monde. Ce dynamisme n’est pas une façade : la Turquie est actuellement la deuxième économie mondiale en termes de croissance la plus rapide, derrière la Chine, malgré la crise économique qui frappe l’Europe voisine. Entre 2002 et aujourd’hui, son PIB a été multiplié par trois et représente aujourd’hui le triple de celui des trois pays du Maghreb réunis : frôlant désormais le seuil symbolique des 1.000 milliards de dollars (en « parité de pouvoir d’achat »), son niveau amène la Turquie à occuper aujourd’hui le seizième rang des puissances économiques dans le monde.

La dépendance de la Turquie aux capitaux étrangers : une grande vulnérabilité

Standard & PoorsCette dynamique est-elle aussi « durable » que le prétend le président turc dans sa tribune au Figaro ? Ce n’est pas certain. Standard & Poor’s a en effet dégradé il y a un mois la note financière dont la Turquie pouvait s’enorgueillir. La cause : un déficit extérieur particulièrement inquiétant car aussi élevé que « structurel ». La Turquie est, en particulier, très dépendante de la zone euro :

  • près de la moitié des exportations turques sont destinées à l’Union européenne, dont un tiers à la zone euro (Allemagne, France et Royaume-Uni au premier chef) ;
  • les investissements issus de la zone euro représentent 4/5ème des investissements directs à l’étranger (IDE) en Turquie.

Ainsi, le pays n’a pas pu résister éternellement à la contagion de la crise financière, ce qui devrait entraîner bientôt le retrait de capitaux et pourrait mettre en péril son modèle de croissance. Céline Antonin, économiste à l’OFCE, considère en effet qu’il y a « matière à s’interroger […] sur la viabilité de ce modèle, d’autant plus que un quart des exportations du pays sont destinées au monde arabe, où le risque de conflit avec l’Iran inquiète. »

Une dynamique fragile : l’introuvable valeur ajoutée

Turquie - Balance des paiements courantsLes faiblesses turques sont plus larges que sa seule balance commerciale, explique Céline Antonin :

« L’économie turque est basée sur le crédit, les taux sont actuellement bas et donc facilement accessibles aux particuliers et aux entreprises – ce qui permet de financer la consommation et l’investissement. Mais, l’épargne des ménages étant faible, le crédit est essentiellement alimenté par des capitaux étrangers. Or la majorité d’entre eux sont à court terme et peuvent se tarir du jour au lendemain : ce n’est donc pas une croissance pérenne ».

Outre une inflation galopante, largement liée au niveau artificiellement faible de ses taux d’intérêt (par l’action de sa banque centrale qui veut soutenir la consommation), le fond des fragilités turques réside dans la faiblesse de ses propres moteurs économiques, de sa valeur ajoutée. Par exemple, elle ne possède aucun grand constructeur automobile, secteur dans lequel elle est essentiellement sous-traitante. Selon Céline Antonin, la priorité économique de la Turquie devrait être la montée en gamme de ses productions « en investissant dans une industrie à forte valeur ajoutée ».

Une main-d’oeuvre mal qualifiée

Or, les statistiques de l’OCDE révèlent une très forte inadéquation entre les compétences disponibles et les besoins des entreprises, ce qui compromet grandement la possibilité d’une montée en gamme.

Le « skills mismatch » turc est patent :

  • la Turquie est le pays de l’OCDE qui possède le moins de diplômés du supérieur ;
Qualifications dans l'OCDE - Forte pénurie de diplômés du supérieur en Turquie
Qualifications dans l'OCDE - Forte pénurie de diplômés du supérieur en Turquie
  • le pays est en avant-dernière position des pays OCDE en termes « décrochage scolaire » plus de deux tiers de sa population n’a pas le niveau CAP/BEP ;
  • dans le même temps, 40% de salariés sont surdiplômés pour leur emploi – ce qui place le pays dans le trio de tête des « pires » pays de l’OCDE en la matière.

 

Les surdiplômés dans l'OCDE
Les surdiplômés dans l'OCDE

Résultat de cette inadéquation : 41% des employeurs éprouvent des difficultés à recruter en Turquie, avant tout en raison du manque de profils qualifiés.

Turquie - Top 10 pénuries 2012

Turquie - Evolution des qualifications
Turquie - Evolution des qualifications

Il y a cependant des motifs d’espoir. « Ce qui a changé est notre plus grande volonté à garantir […] le bien-être humain dans la région », affirmait Abdullah Gül dans Le Figaro. Des propos que confirme la hausse constante du nombre de diplômés du secondaire ou du supérieur ainsi que la baisse régulière du nombre de personnes dont la qualification est inférieure au niveau CAP/BEP.

Pour avoir les moyens de ses hautes ambitions, la Turquie doit intensifier et accélérer ses efforts en faveur d’une « croissance endogène ». Elle montrerait alors à ses voisins comment le printemps arabe pourrait devenir l’été de ses Talents…

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