L’actu
[encadre]« Tout le monde commence à craindre de se faire Uberiser ! », constate Maurice Lévy, à propos du succès d’Uber, l’application de mise en relation entre chauffeurs et clients. Le PDG de Publicis pose, par la même, la question : « faut-il avoir peur de l’économie à la demande ? ». C’est que ce nouveau « capitalisme de plateforme » bouleverse aujourd’hui de nombreux secteurs.
La semaine dernière, l’hebdomadaire The Economist est longuement revenu de son côté sur les limites de cette économie à la demande. En analysant d’une part le développement des services à la demande, et donc du travail à la demande, grâce à la baisse du coût des technologies et la généralisation des smartphones. En explorant d’autre part, plus spécifiquement, les conséquences du développement du travail à la tâche sur l’organisation du travail, notamment pour les employés et les entreprises, mais également en termes de politiques publiques.
Car pour certains, la promesse de l’économie numérique comme moteur de création d’emplois est désormais lointaine : celle-ci est aujourd’hui au contraire accusée de dissoudre l’emploi salarié et de baser son développement sur les inégalités de revenus et de richesse. Si Uber ou Airbnb, et sur une autre échelle des start-up comme Handy ou Taskrabbit, sont des sources d’inspiration pour les entreprises issues du marché traditionnel, ces plus ou moins jeunes pousses (Airbnb a récemment fêté ces 5 ans d’existence, Uber va bientôt la suivre) qui conquièrent de plus en plus de parts de marché les inquiètent tout autant.
Une « ubérisation » de l’économie qui, on le voit, touche de nombreux domaines : recrutement et travail, transports, alimentation, santé ou encore habitat. Et donc, de fait, les RH. Et si c’était en fait l’heure de « l’ubérisation du travail » ? L’heure d’un changement radical dans la manière de recruter : va-t-on vers un recrutement « à la demande », en dénichant puis recrutant, sur une application, un webdesigner à mi-temps à la recherche de petites commandes ou un expert juridique prêt à travailler pendant 4 mois sur une mission, comme on tapote sur son smartphone pour trouver et commander un taxi qui circule près de chez de soi ?
Les enjeux
L’économie à la demande met (ou remet) sur le devant de la scène des formes de travail hybrides et jusque-là marginales, comme le travail à la tâche. Le mouvement vers cette parcellisation du travail est également à l’origine de l’avènement d’une freelance economy, qui concernerait près d’un américain sur trois. Mais à la différence des freelancers, aux compétences bien plus recherchées, les « travailleurs à la tâche » étaient jusque-là considérés comme peu qualifiés et surtout plus nombreux que les offres d’emploi disponibles.
Et cette vision perdure… Un exemple parmi d’autre de la (re)mise à jour de la pratique du travail à la tâche, courante au XIXème siècle, mais avec des outils d’aujourd’hui ? Le « Turc mécanique » d’Amazon, qui permet de mettre en relation, peu importe leur localisation, les entreprises proposant des micro-tâches et les personnes en recherche de travail.
Pourtant, et c’est ce que semble montrer le nouvel écosystème de start-up qui est en train d’ubériser le recrutement, le travail à la tâche, comme le travail en freelance, peut répondre à un besoin de flexibilité de la part des entreprises… comme des travailleurs qualifiés. Loin de la précarisation, donc. Si tant est, prévient The Economist, que l’ensemble du marché du travail ne soit pas « ubérisé », et que perdure des îlots de stabilité dans ce nouveau monde du recrutement en temps réel.
En un tweet
I think the “on-demand” economy will spread to companies even faster than it did for consumer markets.
— Mathilde Collin (@collinmathilde) December 1, 2014
Les données
- 800 000 chambres proposées en location sur le site d’AirBnB ;
- 10% de taux d’occupation pour les loueurs particuliers d’AirBnB contre 70% pour les hôteliers ;
- 1 milliard de dollars de chiffre d’affaire et une évaluation à 40 milliards de dollars en 2014 pour Uber ;
- 325 milliards de dollars : c’est le montant que devrait générer l’économie du partage en 2025 selon l’étude Pwc The sharing economy – sizing the revenue opportunity .
Les défis RH
La force des entreprises issues de l’économie à la demande est de s’insérer dans des marchés où il y un écart important entre le prix payé par les consommateurs et le coût de production du service. Ce qui « disrupte » alors le marché.
Pour autant, cela ne veut pas dire que tous les secteurs d’activité seront concernés : les différents marchés (et a fortiori le marché du recrutement), prédit The Economist, ne seront disruptés qu’à la marge… : il n’y aura pas, demain, un Uber de l’emploi. Néanmoins, bon nombre d’entreprises peuvent s’emparer des défis – et des opportunités – de l’économie à la demande. Il y a là une opportunité pour la RH de s’emparer des mécanismes du on-demand pour réinventer, au sein des entreprises traditionnelles, le recrutement.
- Identifier les tâches sur lesquelles l’entreprise pourra recruter « à la demande ». En 2008 Pfizer, une entreprise pharmaceutique américaine, a conduit une enquête interne pour définir à quoi ses salariés occupent leur temps de travail. Résultat : les personnels les plus qualifiés consacraient 20% à 40% de leur temps à un travail routinier (notamment à remplir des tableurs ou à réaliser des présentations). Des start-up se sont donc lancées dans le créneau, comme Slidor, une agence créée en 2013 et consacrée uniquement à la création de PowerPoint, Son message : « Vous ne payez pas vos collaborateurs à faire de la mise en forme. Ça tombe bien, c’est notre job ».
- Anticiper les pics d’activité ponctuels et recruter en conséquence. L’intérim apparaît alors comme une solution adaptée au surcroît d’activité, notamment lors des périodes de fin d’année ou de soldes. Des secteurs, comme l’e-commerce, peuvent en effet réaliser jusqu’à 50% de leur chiffre d’affaire durant ces périodes et les besoins en logistique sont alors très importants. L’enjeu pour les RH consiste ainsi à anticiper le nombre de recrutements de profils adaptés. L’intérim peut par ailleurs constituer une porte d’entrée directe sur l’emploi lorsque l’activité se pérennise dans la durée. C’est la cas, par exemple, dans l’automobile : Toyota, fort du succès de la Yaris et de son modèle hybride, avait engagé 500 intérimaires en 2014 pour faire face à la hausse de la production de 17% par rapport à 2013. Et 10% des ces emplois intérimaires se sont par la suite transformés en CDI.
- Trouver la perle rare en micro-ciblant les candidats. Dans un contexte de pénurie de talents, les entreprises sont particulièrement demandeuses de profils spécialisés voire hyper-spécialisés. En Indre-et-Loire, alors que les candidatures affluent, des agences d’intérim en partenariat avec Pôle emploi se chargent donc de sélectionner et de trier sur le volet les candidats.
- Garantir la continuité et la qualité des services… en stabilisant la main d’œuvre ? Alors qu’Amazon joue la carte de la robotisation, dans le but d’aider les magasiniers à réaliser leur mission (tout en augmentant la cadence de travail), la question de la qualité des services se pose avec une plus grande acuité. Car pour de nombreuses tâches, qualité rime souvent avec permanence des effectifs. Et c’est une des raisons pour laquelle, selon The Economist, l’Uberisation ne sera pas une révolution totale. Stabilité et flexibilité : un nouvel équilibre que le recrutement à la demande pourra, en revanche, contribuer à trouver.
- Assurer le renouvellement des générations. Aujourd’hui, comme l’explique Michel Tardit (CIDJ), « 3 recrutements sur 4 sont liés au départ en retraite« . Dans le secteur de la logistique et du transport routier par exemple, la question du renouvellement de la pyramide des âges se pose avec acuité, avec près de 30 % des salariés ayant plus de 50 ans. Et si temps complet et CDI sont la norme dans la branche, selon son Observatoire prospectif, c’est que les recrutements sont souvent précédés de formations sur-mesure…
- Diversifier les canaux de recrutement. L’augmentation des offres d’emplois sur le web permet d’élargir le vivier des candidats et donc des talents potentiels. Mais les jobs dating ou les salons de recrutement restent des espaces concrets de rencontre entre l’offre et la demande. C’est un recrutement « cross-canal » qui se décide…
> Lire aussi Quand Netflix révolutionne (aussi) les RH