Elle est sur toutes les lèvres. D’articles de presse aux réunions de direction, la transformation digitale des entreprises se fait de plus en plus visible. Pour Michaël Tartar et David Fayon, co-auteurs de Transformation digitale : 5 leviers pour l’entreprise (Pearson), la transformation numérique est bien plus qu’une mode et peut même, sur de nombreux aspects, être quantifiable. Les entreprises françaises, qui viennent d’être en quelque sorte rappelées à l’ordre par deux études consécutives l’ont-elles saisi ? Entretien avec Michaël Tartar et point de vue d’Alain Roumilhac, Président de ManpowerGroup France.
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Quels sont les constats qui vous ont poussé à l’écriture de cet ouvrage ?
Michaël Tartar : La transformation digitale est un sujet de préoccupation d’un nombre très important d’entreprises, pour ne pas dire toutes. Avec David Fayon, nous nous sommes rendu compte que beaucoup d’entre elles lancent de grands programmes digitaux sans pour autant avoir la capacité de mesurer leurs progrès sur toutes les dimensions du sujet.
Quel regard général portez-vous sur la « digitalisation » des entreprises françaises ?
Assez pessimiste. On peut dire qu’il y a matière à se retrousser les manches ! Sur les sujets organisationnels par exemple, nous sommes encore sur des modèles de gouvernance qui ne donnent pas leur place au digital.
Dans les Conseils d’Administration (CA), très peu de membres sont en capacité de pouvoir challenger les entreprises sur leur stratégie, leur offre et leur capacité à s’adapter au digital. Les Comités Exécutifs (Comex) ne sont pas non plus complètement équipés pour appréhender le sujet. Ce qui a des conséquences concrètes sur les choix d’investissements, sur les priorités données…
Aujourd’hui, nous sommes encore trop sur des modèles classiques de directions (DRH, DSI, Direction marketing, etc.), en silos, dans lesquels chacun appréhende dans son domaine spécifique le digital. Mais personne n’appréhende le sujet dans sa globalité.
« En France, beaucoup vont vous expliquer que les Chief Digital Officer ne servent à rien »
On voit pourtant apparaître des postes comme ceux de responsables digitaux ou de directeurs de la transformation numérique ; des postes de directions dédiés à la question de la transformation numérique. Avec, parfois, une place au sein du Comex. Comment analysez-vous sur cette évolution ?
Cela débute en effet en France. Mais il y a très peu de cas concrets des gens qui ont le mandat de définir la vision de l’entreprise dans un monde digital, d’opérer les activités digitales courantes et de transformer l’entreprise.
Fin 2012, Finish Line, un distributeur important d’équipements sportifs aux Etats-Unis, a fait le constat que sa croissance était de 5% au global et de 25% sur le e-commerce. En toute logique, le choix a été fait de développer significativement le digital, et donc de nommer une personne pour définir une véritable stratégie, en termes de vision mais aussi opérationnelle. C’est un exemple parmi d’autres aux Etats-Unis. En France, on a plus de mal sur ce type de décisions.
Pourquoi ?
Cela reste complexe à définir. Mais en France, beaucoup de personnes vont vous expliquer que les CDO (Chief Digital Officer) ne servent à rien. Pourquoi créer un nouveau poste ? Avant, il n’y avait pas de DRH et on gérait bien le personnel. Mais à un moment, la complexité de la tâche devient telle qu’il faut nommer une personne dédiée. L’évolution a été la même pour la direction client. Au niveau du digital, on en est encore, en France, au premier stade.
Alors on sait bien que quand l’entreprise sera complétement digitalisée, les postes de directeur du digital n’auront plus grand sens. Mais en attendant d’arriver jusque-là, que faire ? Il faut une impulsion, et c’est là tout leur rôle aujourd’hui. Chez Pernod Ricard par exemple, un duo a été nommé, côté DSI et côté Marketing, qui rend compte directement à Alexandre Ricard. Cela prouve une vraie volonté, au plus haut niveau.
« Il n’y a pas de formule magique pour réussir sa transformation numérique ! »
Concrètement, comment peut-on évaluer la réussite des projets numériques, la performance des entreprises en la matière ?
Michaël Tartar : Aujourd’hui, les « projets numériques » sont très souvent limités à des plateformes techniques. C’est un réseau social d’entreprise par exemple, un site de e-commerce, etc. Nous, ce qui nous intéresse plus particulièrement dans cet ouvrage, c’est de savoir si cela contribue à créer de la valeur pour l’entreprise. Plus que de savoir combien de personnes sont présentes sur le réseau social interne, l’idée est de discerner en quoi cela contribue à faire évoluer la culture d’entreprise.
Le modèle que l’on propose se base sur cinq leviers, que les dirigeants ont à leur disposition pour digitaliser l’entreprise : l’organisation, la technologie, le personnel, les produits et services et l’environnement. On décompose chaque levier en critères, sous-critères et indicateurs pour affiner les résultats et déterminer quel est le degré de maturité numérique d’une entreprise en fonction des sujets.
En résumé, vous proposez aux dirigeants une « formule magique » pour réussir une transformation numérique ?
Michaël Tartar : Il n’y a pas de formule magique ! Cette évaluation est plutôt une aide à la décision. Le sujet du digital est trop complexe pour être appréhendé de manière purement tactique. Prenez les réseaux sociaux. Jusqu’ici, il ont été considérés comme un média supplémentaire, avec comme seul indicateur de réussite le nombre de fans ou d’abonnés. Mais on ne change pas la manière d’innover avec ça, ni d’engager le dialogue avec ses clients !
En revanche, prenez Pierre et Vacances par exemple. Sur 8 000 collaborateurs, 400 sont déjà présents sur Twitter de leur propre chef et en leur nom, pour la marque. Ce sont de véritables ambassadeurs. C’est un autre niveau qu’un simple compte officiel Pierre et Vacances.
La grille que l’on propose est un moyen de se regarder en face sur tous les aspects du sujet. En guise de comparaison, on pourrait prendre le domaine de la santé. On va vous dire qu’il faut manger 5 fruits et légumes par jour, faire 30 minutes de marche, dormir 8 heures… Vous pouvez choisir de pas prendre en compte la « donnée » sommeil, c’est un choix, c’est votre liberté. Mais il faut savoir qu’elle existe. Vous pouvez alors décider d’allouer plus de temps à la marche ou au sommeil.
Pour finir, imaginez que vous faites face à un PDG qui comprend la nécessité d’évoluer mais ne sait par où commencer. Si vous deviez lui donner deux conseils, quels seraient-ils ?
Michaël Tartar : Je vais un peu prêcher pour ma paroisse mais… le premier conseil que je pourrais lui donner serait d’appliquer le modèle de notre ouvrage ! Avec pour objectif de passer son entreprise à la grille d’évaluation que l’on propose.
Le second conseil serait d’avoir le courage managérial de nommer quelqu’un qui a la capacité de définir la mission, la stratégie numérique, la transformation de l’entreprise, et qui répondrait directement au PDG. C’est à dire avec une place au sein du Comex. Cela ne veut pas forcément dire qu’il faut recruter quelqu’un en externe… Un directeur marketing bien implanté, avec des appuis politiques internes et une bonne connaissance des enjeux numériques peut très bien jouer ce rôle.
* Transformation digitale : 5 leviers pour l’entreprise, David Fayon et Michaël Tartar, Pearson, octobre 2014, 256 p.
Alain Roumilhac : « Pas de fatalité »
« Je l’écrivais récemment : il peut paraître anachronique que les entreprises en soient encore à trouver leur propre voie numérique dans un monde à tel point transformé par le digital. Mais l’on ne mesure pas assez le gigantesque défi qu’est celui de la transformation numérique pour des structures peu agiles comme le sont les grandes entreprises.
Il n’y a, pourtant, pas de fatalité : plusieurs études ont très récemment mis le doigt sur un retard français en la matière, laissant penser que, oui, il y a des voies qui mènent plus que d’autres au succès. Cette idée d’une transformation numérique quantifiable, avec ses leviers à activer, ses choix stratégiques, propres à chaque entreprise, me semble intéressante. Il faut en effet savoir la porter en interne, en faire un chantier identifiable et déclinable sur certains axes clairement déterminés.
Il y a matière à se retrousser les manches, oui ! Car le principal horizon, le principal défi pour l’entreprise, est celui de la refonte de son organisation : au-delà des projets, si réussis soient-ils, il y a ce cap, l’agilité, c’est-à-dire la structure capable de répondre aux usages avancés de ses propres collaborateurs et aux attentes mouvantes de ses clients. La fonction RH, comme le suggère une étude édifiante, est en réalité encore peu au fait de ces enjeux de transformation, alors que, c’est une conviction que je ne cesse de porter, la RH est au coeur de la bataille. Fonction transverse, passerelle entre le capital humain et la création de valeur, elle est à même de donner de la chaire à la digitalisation. Les silos avec la SI, le marketing, d’autres encore, s’effritent : ce sont là des signes encourageants ! »