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La sélection du Prix Fondation ManpowerGroup/HEC (2/5) — Recherche travail, désespérément

> La sélection du Prix de la Fondation ManpowerGroup/HEC Paris

> La précédente présentation : L’économie du bien et du mal

Travail invisible

« Voilà trente ans que l’on nous fait la promesse d’une société où l’on ne travaillerait plus […], une société dont la devise serait « du pain et des jeux ». L’esprit de rente est l’opium du peuple. Un puissant narcotique pour gouverner une société indolente où des magiciens divertissent les travailleurs et les font disparaître. Pendant ce temps, les nouveaux capitaines du monde ont imposé leurs cartes, leurs mesures et leurs desseins grâce à un savoir mystérieux et terriblement efficace, « la finance » […].

Mais la solution se profile déjà. La crise montre que les travailleurs aspirent à être reconnus comme des sujets et non de simples opérateurs. Dans la vraie vie, le travail peut être pénible et fatiguant, mais il est aussi stimulant et enrichissant. Dans la vraie vie, le travail est vivant […]. »

Pierre-Yves Gomez « Le travail invisible – Enquête sur une disparition », François Bourin Editeur, 260 p., 22 €

Ce qu’en dit l’auteur : « Quand un manager passe 30 % de son temps à faire du reporting, il ne passe pas ce temps à regarder comment se fait vraiment le travail »

Gomez-PYves« Il n’y a pas de grand dessein secret ou de complot ourdi dans l’ombre [pour faire disparaître le travail]. C’est une série de petites décisions liées les unes aux autres. Cela commence aux Etats-Unis, où l’on décide de gérer la rente pour les retraites sur les marchés financiers. Une loi est votée qui autorise les fonds de pension à gérer cette rente, qui va se placer dans les grandes entreprises. Ces dernières obtiennent ainsi un financement qui ne coûte pas cher mais qui doit dégager un rapport pour les investisseurs. Pour cela, des systèmes d’information sont créés pour vérifier régulièrement que de la valeur est bien créé pour les actionnaires.

La conséquence de cet ensemble d’actions, c’est que le travail réel est de moins en moins important. Ce qui va compter dans les entreprises, c’est la performance réduite à la seule performance financière. Le travail devient abstrait, il est réduit à cette seule dimension. Il a disparu. J’insiste,  l’intention de départ, assurer l’épargne des retraités, était louable, même si elle a conduit à la financiarisation de l’entreprise. […]

Ce n’est pas la finance qui est en cause, mais l’inversion des finalités. […] [L]a finance a longtemps été au service du travail, de la production. Une entreprise empruntait pour financer son activité. Désormais, le travail […] est mis au service du résultat financier […] : peu importe comment un paysan travaille la terre, seul importe le résultat.

Quand un manager passe 30 % voire plus de son temps à faire du reporting, il ne passe pas ce temps à regarder comment se fait vraiment le travail […]. Le retour au travail réel se fera par un retour du travail du manager. Il faut le libérer, lui redonner le sens de son propre travail. Sa mission est d’aider à l’accomplissement du travail des Autres, pas de reporter. Les managers souffrent aussi d’un système qui leur interdit de faire le travail tel qu’ils voudraient le faire.

Il faut commencer par parler du travailleur, c’est-à-dire de la personne concrète qui fait un travail. […] [I]l faut rappeler les vertus du travail. […] La libération du travail passe par son appropriation. »

(Verbatims issus d’une interview de Pierre-Yves Gomez à l’Usine Nouvelle)

Ce qu’en disent les critiques : « Même Marx n’y avait pas pensé »

Pierres-Yves Gomez, professeur de stratégie à l’EM Lyon et directeur de l’Institut français de gouvernement des entreprises, a construit « un récit qui nous ramène au XVIe siècle sur les galions espagnols chargés d’or avant de nous faire traverser le miroir de Lewis Carroll pour aller à la rencontre de l’étrange Reine de coeur d’Alice au pays des merveilles« , note Le Monde. Ou un « scénario de roman noir », pour Metis, qui résume l’historique de Pierre-Yves Gomez vers des organisations « au service de la vérité des coûts et de l’impartialité des chiffres » comme « le rêve d’une Athènes sans esclave ».

Slate, qui voit dans ce Travail invisible « une plongée passionnante dans les rouages de la crise », conclut, menaçant : « c’est la gouvernance de nos entreprises qui se trouve désormais sur la sellette ». Le pure-player résume à grand trait les solutions préconisées par Pierre-Yves Gomez – que l’on pourrait juger « un peu limitées », nuance Alternatives économiques – pour remédier à l’évolution vers une « valeur » travail devenue de plus en plus abstraite : « unités plus petites, valorisation des formes nouvelles de travail, naissance de liens plus horizontaux facilités par les technologies numériques… »

C’est que le travail « objectif » (ce qu’il produit) et sa quantification rassurante ont progressivement nié ses deux autres dimensions « la dimension subjective (la réalisation de soi dans le travail) et la dimension collective (aucun travailleur n’existe et ne crée seul) », constate le spécialiste de la stratégie et de l’entrepreneuriat Philippe Silberzahn sur son blog. Le publicitaire Nicolas Bordas retient lui de sa lecture que « le travail est humain. Et comme tout acte humain, il faut d’abord lui laisser la possibilité d’être paradoxalement désintéressé« .

Zevillage, enfin, s’attarde sur l’une des notions originales du Travail invisible : l’existence d’une dimension « gratuite » dans le travail : le salarié a parfois besoin de donner pour rien. Le management doit le reconnaître, lui qui, en traquant les actes gratuits, « finit par encourager, chez le travailleur, un esprit de calcul et de normalisation ». « Pierre-Yves Gomez ne parle pas ici de travail non rémunéré ou de surtravail, précise Xavier de Mazenod, mais « de laisser du temps non marchand pendant les heures de travail. Même Marx n’y avait pas pensé« .

Ce qu’on peut y lire

« Dans la vraie vie, le travail est vivant. »

« Financiariser le travail, cela ne signifie pas qu’on repère la contribution de celui-ci au profit, mais qu’on assimile le travail à sa contribution au profit. »

« Si le travail devient une oppression, c’est parce que les règles et les lois qui lui sont imposées, au nom de la rationalisation, interdisent la subjectivité, l’intelligence, le sens et donc la pleine réalisation de la personne humaine dans son travail. »

Ce qu’on ne pourra (vraiment) pas lire ailleurs

Tripalium
Au premier plan, un « travail » (tripalium) qui servait au ferrage des boeufs.
  • Une remise au clair sur la véritable origine du mot travail, loin de son assimilation classique à la torture (issue du chapitre 11, lisible en ligne) :

« Selon l’étymologie, le mot « travail » viendrait d’un instrument de torture romain, le tripalium, formé, comme son nom l’indique, de trois pieux. Cette origine, que l’on répète en écho, sert de matrice historique à une conception accablante du travail vu comme un supplice, une aliénation pathétique de la liberté.

Or cette étymologie est largement fantaisiste. Le tripalium était un dispositif destiné à immobiliser, le plus souvent pour entraver un animal à ferrer ou à marquer. Pour le Littré (1866), le travail a pour premier sens le «nom donné à des machines plus ou moins compliquées à l’aide desquelles on assujettit les grands animaux soit pour les ferrer, quand ils sont méchants, soit pour pratiquer sur eux des opérations chirurgicales ».

Éventuellement, le tripalium a pu servir à maintenir ou à exposer un supplicié, mais ce n’était pas son usage courant. L’objet manifeste essentiellement l’inconfort d’une situation qui contraint la liberté, y compris celle de la femme qui accouche, qui est « en travail » parce qu’il faut l’immobiliser. Pas pour la torturer donc.

D’ailleurs, du même mot est dérivé le terme anglais travel qui signifie voyager, parce que voyager a été longtemps inconfortable et immobilisait le voyageur dans de longs déplacements chaotiques. En espagnol, trabajo signifie aujourd’hui travail, mais a aussi eu le sens de voyage comme l’indique, par exemple, l’ouvrage de Cervantès (1617), Los Trabajos de Persiles y Sigismunda, qui n’est pas le récit du dur labeur des héros, mais de leur itinéraire amoureux. »

Depuis la publication : le travail invisible et la place des RH dans l’entreprise

Dans une récente tribune au Monde Économie (abonnés), Pierre-Yves Gomez  poursuit ses réflexions et soutient que « le machinisme et le culte de la productivité ont quelque peu entamé » la célèbre maxime de Jean Bodin : « Il n’est de richesses que d’hommes ».

Analysant le baromètre 2014 de la gouvernance RH (pdf), Gomez conclut que « la préoccupation [pour les RH] reste étrangement peu présente dans l’activité des conseils d’administration ». Si les DRH sont présents dans 70% des conseils de direction des entreprises interrogées, aucun n’a sa place au conseil d’administration. Et ce, malgré « l’affirmation partout répétée que c’est à partir du facteur humain et de son développement qu’elles sont et resteront compétitives ». En conséquence, « la cartographie des risques humains, notamment liés à la perte de certains savoir-faire ou au déclin de l’implication des salariés, n’est discutée que dans moins de 40 % des conseils d’administration« .

L’occasion de (re)tirer une double sonnette d’alarmes : « En gérant à partir du chiffre, on finit par ne plus voir d’hommes. Et, à terme, par ne plus voir de richesse non plus… »

***

> À suivre, mardi 19 août : Le choc des capitalismes. Comment nous avons été dépossédés de notre génie entrepreneurial et comment le réinventer, Daniel Pinto (Odile Jacob)

Crédits images worldoflart/flickr (licence CC BY-NC) et Jérôme Bardiau/Wikimedia Commons (licence CC-BY-SA)
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