L’actu
Alors que 93% des français ont une pratique régulière d’Internet (contre une moyenne de 86% en Europe) et que le e-gouvernement à la française est salué et reconnu pour ses innovations, deux études publiées à quelques jours d’intervalle font le même constat : les entreprises françaises n’ont pas embrassé le tournant numérique.
L’enquête Accélérer la mutation numérique des entreprises de McKinsey, réalisée auprès de 500 sociétés, identifie quatre freins expliquant la difficile « numérisation » des entreprises françaises : difficultés organisationnelles, pénurie de « talents numériques », marges financières plus serrées que dans d’autres pays, manque d’implication visible des dirigeants. L’enquête Du rattrapage à la transformation, l’aventure numérique, une chance pour la France de Roland Berger, menée auprès de 505 entreprises françaises de plus de 50 salariés, montre que le coût, la résistance au changement et le manque de compétences sont les principaux obstacles à cette transformation.
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Les enjeux
Ce constat correspond à plusieurs idées reçues, véhiculées dès lors qu’est abordé le thème de la transformation numérique, et qui sont à questionner. Les enjeux ? Saisir ce que « transformation numérique » veut dire, et bousculer ces a priori.
- Le numérique se doit d’être disruptif
Apple, Google, Facebook ou Amazon sont des exemples d’entreprises disruptives, ayant imposé, via des technologies et des innovations de rupture, un nouveau modèle économique, notamment aux industries culturelles. Mais la disruption, théorisé dans le célèbre The innovator’s dilemma de 1997, n’est pas la seule issue : d’autres entreprises ont fait le pari de l’innovation numérique sans forcément bouleverser les modèles économiques.
- Le numérique entraîne la croissance
Qui dit gains de productivité dit croissance ? Pas forcément, selon le nouveau Chief Digital Officer de la France, Henri Verdier : « la capacité à produire les mêmes choses en distribuant moins de salaire pourrait avoir un effet de décroissance (en diminuant le pouvoir d’achat des salariés) (…) Ce n’est que si les gains de productivité sont mis au service d’une hausse de la production (et non pas d’une baisse des coûts), ou s’ils sont réinvestis en recherche-développement efficace, qu’ils débouchent sur de la croissance ». Finalement, est-ce que les gains de productivité sont indispensables à la croissance ? Là non plus, le lien de cause à effet n’est pas aussi direct, surtout dans un système économique où l’innovation n’a pas besoin de beaucoup de capital : pas de gains de productivité sans refonte complète de l’organisation.
- Le numérique impose de se repositionner sur le cloud, le mobile et développement des imprimantes 3D
Au-delà du repositionnement sur de nouveaux marchés, la « digitalisation » implique de transformer les entreprises en interne. Plus facile à dire qu’à faire. Microsoft, par exemple, souhaite se repositionner sur le marché du cloud et du mobile. La compétition est certes rude, mais c’est surtout le manque de visibilité et d’influence auprès des quelques 100 000 employés pour conduire le changement qui pose problème. Pour Henri Verdier, cette incapacité des grands groupes industriels à intégrer les tenants et les aboutissants de cette révolution numérique, et à en faire levier pour gagner de la productivité est le nœud du problème.
- Le numérique est affaire de performance économique
Les entreprises françaises sont à la traîne, le risque étant la perte en productivité. Mais sur le plan RH, quels sont les enjeux de la transformation numérique ? Une étude révèle que le premier enjeu identifié par les DRH français concernent la marque employeur, devant des enjeux organisationnels, comme la facilitation des échanges d’information entre les collaborateurs, ou plus traditionnels comme le développement des carrières ou les conditions de travail. Pourtant, comme le suggère Sylvie François, DRH du Groupe La Poste, la digitalisation est aussi affaire de performance sociale : « Les DRH ont pour mission fondamentale d’accompagner tous les salariés vers l’avenir, vers leur rôle de demain au sein de l’entreprise de demain ».
- Le numérique est une course
Dominique Turq, fondateur de Bootzone, suggère que le retard n’a pas que des mauvais côtés : innover trop tôt n’est pas synonyme de succès, le retard évite souvent d’essuyer les plâtres. Surtout, cela permet de ne pas perdre trop de temps à convaincre les salariés. Enfin, il permet de rester à l’affût des innovations.
Et pour vous?
Les données
Données issues des rapports Roland Berger et McKinsey.
- Ce sont 100 milliards en plus dans le PIB, chaque année d’ici 2020, si les entreprises embrassent la transformation numérique ;
- Si 57% d’entre elles identifient bien le numérique comme un axe stratégique, elles ne sont que 36% à avoir formalisé une stratégie numérique et seulement 20% à avoir nommé un responsable numérique ;
- Les entreprises françaises ne sont que 10% à être présentes sur un média social (contre 20% en moyenne en Europe), 57% à avoir un site Web (65% en Europe) et 25% à émettre ou recevoir des factures électroniques (27% en Europe) ;
- Un chiffre d’affaire 6 fois plus élevé est attendu pour les entreprises dites plus matures sur le numérique, par rapport à celles qui commencent à s’y consacrer ;
- Un bon de 56% de croissance est attendu de la vente en ligne de biens de grande consommation en 2013-15 ;
- 77% des compagnies aériennes prévoyant d’équiper leurs personnels de cabine avec des appareils mobiles / tablettes.
En deux tweets
L' #innovation, nouveau moteur de croissance du #retail : pic.twitter.com/gfIueEmFEZ
— institut FABERNOVEL (@institut_F) October 2, 2014
"Il faut donner du pouvoir au numérique" dans l'entreprise "sinon cela restera du Powerpoint" @VirginieFauvel #transfonum
— Alain Assouline (@AlainAssouline) September 29, 2014
Défis et bonnes pratiques
Au-delà du repositionnement de l’activité, c’est toute l’organisation de l’entreprise, et même au-delà, tout son écosystème, comprenant entreprise, salariés, clients et fournisseurs, qui doit se transformer progressivement. Le défi : bâtir l’entreprise de demain, « étendue », « agile », capable de faire des choix clairs en terme de repositionnement.
- Trouver sa proposition de valeur et faire des choix stratégiques clairs en terme de repositionnement
Burberry est un exemple de transformation numérique réussie, juge McKinsey. Comment ? En se concentrant sur un seul et même site Web avec plateforme de e-commerce, pour l’ensemble du monde, accompagné par une communication sur les médias sociaux tout offrant aux clients en boutique une expérience numérique à l’aide de tablettes. Classique ? Une expérience-client unifiée à l’échelle mondiale, se substituant à « 23 licences qui proposaient autant d’expériences différentes en magasin », n’est pas la moindre des mutations : avancer, oui, encore faut-il savoir où…
- Bâtir une entreprise étendue en intégrant clients et fournisseurs dans le processus d’innovation produit
La Société Générale a par exemple fait le pari de sa mue numérique en faisant l’acquisition de start-ups, comme Boursama « dont le portail évolue en permanence et utilise l’intelligence artificielle ». L’idée, plus vastement, est de « développer son agilité, afin de coller plus rapidement aux nouveaux usages », comme l’évoque Françoise Mercadal-Delassalles, Directrice des Ressources et de l’Innovation. Entre « sauts de géant pour l’IT » via même l’inclusion de start-ups au sein de l’entreprise et challenges internes de co-création de nouveaux services, l’entreprise avance, s’ouvrant à l’extérieur comme à ses ressources intérieures.
Autre exemple, révélant que l’enjeu des compétences sort des murs de l’entreprise : GDF Suez, cité comme modèle par Roland Berger, s’est également lancé dans la collaboration avec les start-ups en créant une plateforme collaborative de travail, d’une part via un guichet unique simplifiant leur accès au groupe et d’autre part lançant des appels à idées autour des brevets.
- Construire une entreprise agile en construisant une dynamique interne pour
Allant de pair avec cette sorte d' »extension du domaine de l’entreprise », le cap de l’agilité organisationnelle doit fournir l’entreprise des capacités de réactivité, d’évolutivité, d’innovation constante. Les intranets, les outils de chat internes et les réseaux sociaux d’entreprises (RSE) concourent à faciliter la communication entre les employés d’une même entreprise : qu’ils soient en Asie, en Afrique ou en Europe, qu’ils soient dans les centres de production, à l’ingénierie ou à la direction financière.
Mais au-delà de ces problématiques, il s’agit plus fondamentalement de savoir remettre en cause l’ensemble de son organisation vers l’innovation : d’une part, en fédérant en interne, d’autre part, en sachant « anticiper les évolutions de l’industrie ». Jouve, ancien imprimeur et aujourd’hui « leader de la production de livres numériques », note Roland Berger, n’est pas tant un modèle de mutation de proposition de valeur – chaque entreprise n’est pas appelée à réinventer les fondements même de son activité -, mais plutôt de transformation vers un « business model agile », via une stratégie mêlant « connaissance des dynamiques des marchés de ses clients, la maîtrise des technologies, l’internationalisation et une politique d’innovation constante ».
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