Alors que beaucoup prédisaient une explosion du chômage une fois les aides accordées par l’État retirées, notamment en soutien de l’activité partielle, l’année 2022 s’ouvre sur des chiffres très positifs pour l’emploi. Le dernier baromètre des intentions d’embauche avait d’ailleurs prévu que cette dynamique se poursuive sur le premier trimestre. Certains secteurs sont confrontés à des pénuries de main-d’œuvre. Au point que le plein emploi semble envisageable. Bernard Gazier, professeur émérite de Science économique à l’université Paris I, spécialiste de l’économie du travail, de l’emploi et de la question des transitions professionnelles, et Alain Roumilhac, président de ManpowerGroup France préfèrent toutefois envisager des objectifs plus pertinents.
Quelle est la situation économique de la France en ce début d’année 2022 ?
Bernard Gazier : Contrairement à d’autres pays, la France sort la tête haute de deux années difficiles. Le choc sanitaire et les confinements auraient pu avoir des conséquences catastrophiques, comme cela a été le cas aux États-Unis, où l’on est passé de 4% à 15% de chômage en quelques semaines. Les différents dispositifs mis en place par le gouvernement, tels que l’activité partielle, ont permis d’amortir le choc et de retrouver le niveau d’emploi de 2019. Un équilibre qui devrait se maintenir jusqu’en juin. En effet, les résultats des élections vont entraîner de nouvelles mesures, soit en faveur d’une relance, soit un effet « gueule de bois ».
Alain Roumilhac : Les derniers chiffres du chômage associés à notre baromètre des intentions d’embauche laissent présager une belle année 2022. D’autant que si notre baromètre affiche une tendance toujours aussi positive, ce n’est pas tant parce que les entreprises continuent à vouloir recruter, mais plutôt parce qu’elles n’ont pas pu le faire à la hauteur de ce qu’elles voulaient les trimestres précédents. Elles ont accéléré leurs investissements numériques et commencent à anticiper les nouveaux besoins en termes de métiers liés à la transition écologique. Nombre d’entre elles nous sollicitent pour les accompagner dans la création ou la transformation des métiers, nécessaires pour répondre à ces nouveaux enjeux. Parallèlement, nous devons anticiper la destruction de certains métiers liés à l’automatisation.
Nous dirigeons-nous vers une situation de plein emploi ?
Bernard Gazier : En France, le plein emploi se situe dans la fourchette d’un taux de chômage entre 5% et 6 %. Avec en moyenne 8 % en ce début d’année, cela semble plausible. Pourtant, l’atteindre est compliqué puisque pour créer des emplois, il faut créer du besoin. Or, le taux de croissance économique et celui de la productivité apparente du travail étant similaires depuis quelques années, cela ne génère pas de nouveaux besoins de main d’œuvre. Le plein emploi, au sens où nous le connaissions, ne me semble plus être un objectif viable. Il repose en effet sur un taux de chômage bas et un taux d’emploi élevé. Mais il ne prend pas en compte les personnes en préretraite, les nouvelles formes d’emplois (Uber), et ceux ne souhaitant pas être en CDI ou oscillant entre des périodes travaillées et des périodes chômées. Et historiquement, derrière la notion de plein emploi se cache un projet politique dont l’objectif est l’intégration et l’autonomie financière par le travail. L’objectif de plein emploi perd de sa pertinence s’il devient synonyme de précarité. En effet, lorsque l’on vise à mettre les individus à l’emploi coûte que coûte, on risque de les pousser à se tourner vers des métiers précaires.
Alain Roumilhac : En effet, pour moi le plein emploi signifie que toute personne souhaitant travailler est capable de retrouver un emploi dans des conditions et des délais décents. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas car l’accès à l’emploi est encore très fragmenté (en fonction de l’âge, du degré d’étude, du territoire, etc.). Par exemple, pour les personnes dont le niveau d’étude est inférieur au bac, les taux de chômage sont d’environ 15%. Cela montre bien la place prépondérante qu’ont pris les compétences dans le monde du travail. Tant que nous ne serons pas capables de régler cette problématique, nous aurons du mal à accéder au plein emploi.
Et les causes du chômage sont différentes aujourd’hui de celles d’il y a plusieurs décennies. Si l’on observe un chômage toujours présent et une forte montée de la pénurie de talents en parallèle, c’est parce que le décalage entre ce qu’attendent les entreprises et ce que savent faire les candidats est trop important. C’est ce que nous observons tous les jours sur les 700 bassins d’emplois où nous sommes implantés. Pour atteindre un plein emploi inclusif, nous devons investir massivement dans la formation.
Finalement, le plein emploi est-il l’objectif à viser ?
Bernard Gazier : Plutôt que de viser le plein emploi, nous devons viser un plein emploi soutenable – peu importe le pourcentage qu’il représente. C’est-à-dire un emploi qui soutient à la fois les transformations que vont devoir faire les entreprises, liées aux enjeux écologiques et digitaux, et un emploi qui encourage les individus à construire des plans de carrière. En situation de croissance ralentie a solution est un partage dynamique du travail. C’est-à-dire que nous devons mettre en place, tout au long des carrières, des périodes de diversification via des congés de formation, collectivement délibérés et financés. Ces personnes seront remplacées temporairement pour créer un système de rotation de la main-d’œuvre. Il a été prouvé au Danemark que cela créait des emplois. En effet, la moitié des remplaçants reste dans l’entreprise d’accueil, soit pour couvrir un autre remplacement, soit parce que l’entreprise avait accru son chiffre d’affaires et donc ses besoins en compétences. L’autre moitié repartait sur le marché du travail avec une expérience plus forte pour mieux retrouver un emploi.
Parallèlement, afin de garantir à ces personnes de la stabilité, nous devons mettre en place des règles et organismes de sécurisation des parcours. Le CDI n’est plus une fin en soi. Nous ne devons plus seulement « équiper les gens pour le marché du travail » mais « équiper le marché pour eux ». Cela poussera les travailleurs à prendre des risques pour évoluer.
Alain Roumilhac : Absolument, assurer un revenu et une activité pérenne à tous est, d’ailleurs, notre mission quotidienne. Chacun cherche le maximum de sécurité tout en souhaitant de plus en plus de liberté. Le CDI répond aux premiers et le freelancing aux deuxièmes. Apporter une solution à cette problématique d’indépendance et de protection est un enjeu très actuel pour notre groupe.
Finalement, le plein emploi inclusif, et dans des conditions décentes, peut être un objectif en soi, mais ce n’est pas une finalité. Nous souhaitons avant tout accompagner chacun dans le parcours qui lui ressemble, tout en lui garantissant l’autonomie grâce au travail rémunéré dont parlait Monsieur Gazier plus tôt. Pour cela, notre stratégie se fonde sur l’anticipation : préparer les compétences en lien avec les transformations déjà mentionnées.