Le blog En aparté se demandait récemment si la conscience professionnelle était une valeur en crise. L’auteur penche clairement en faveur d’une explication tenant aux conditions de travail plutôt que générationnelle ou relative aux effets de la diminution du temps de travail : ne seraient-ce pas « les conditions de travail qui feraient que la conscience professionnelle aurait tendance à s’amoindrir ? Faute d’autonomie, de moyens, de reconnaissance, les gens perdent l’envie de bien faire. Ou de faire tout court. A cause d’un manager incompétent ou défaillant, d’une organisation du travail imparfaite ou décourageante, d’objectifs inatteignables ou contraires à ses propres valeurs, on baisse les bras, on arrête de prendre des initiatives, on décide de faire le strict minimum. »
La question ainsi posée nous renvoie à un ouvrage récemment publié par Olivier Vassal, partner managing director du Boston Consulting Group à Paris et membre du Centre d’étude et de prospective stratégique : Quand le don de soi ne va plus de soi… Travailler et manager à l’ère de la globalisation. Dans ce livre, l’auteur interroge sur la notion d’engagement des salariés – rejoignant ainsi la question posée par En aparté ; sa 4ème de couverture pose clairement les enjeux :
« Intégration, massification, standardisation sont devenus les maîtres mots de l’entreprise mondialisée. La contradiction entre la recherche d’une adhésion sans faille des salariés et l’incertitude des destins personnels n’a jamais été aussi forte. Il en résulte un phénomène de défiance croissant vis-à-vis de l’entreprise et de ses dirigeants, que la crise actuelle ne fait qu’exacerber.
De plus en plus rares sont les personnes qui perçoivent leur travail comme un moyen de réalisation de soi, et l’entreprise comme le lieu d’un projet collectif authentique. S’en prendre au système en général, c’est renoncer à s’attaquer au vrai problème : la réconciliation des intérêts de l’individu en tant que consommateur et ceux de l’individu à la fois salarié et citoyen. De ce point de vue, c’est à une révolution des comportements et des façons de faire qu’appelle la période actuelle : redonner son sens au travail, retrouver la voie d’un projet véritable, s’intéresser aux personnes, remettre les questions de l’éthique, du mérite, de la confiance à leur juste place au-delà de la phraséologie et des lieux communs de surface, ne faire aucune concession à l’air du temps ni tomber dans la facilité… ».
Selon Olivier Vassal, plutôt qu’une crise de la « valeur travail », nous traverserions celle du modèle de l’entreprise qui a trop souvent réduit le travail à sa valeur économique et délaissé le champ du sens, du « pourquoi ».
Ce livre éclairera notamment ceux qui peinent à comprendre les tenants et aboutissants de la démotivation des salariés, du stress ambiant et des dysfonctionnements des organisations. Olivier Vassal pose en effet dans cet ouvrage la problématique fondamentale à laquelle le management doit faire face : manager, « c’est résoudre la contradiction qui veut que la performance d’une entreprise dépende de l’engagement de ses salariés alors que la recherche de cette performance aboutit à détruire la confiance nécessaire à cet engagement. Le défi de ce qu’on a coutume d’appeler la gestion du changement se situe d’abord là ».
Des salariés sans projets fixes, des cadres supérieurs coupés de leur direction, un taylorisme exacerbé, une centralisation inavouée, des objectifs imposés par le haut et incompris faute d’explications et de temps… La liste des contradictions relevées par le consultant est longue :
« L’organisation reprend d’un côté ce qu’elle donne de l’autre : l’autonomie au prix d’un contrôle extrêmement serré. Ensuite, alors que sont prônés la réactivité, le pragmatisme et la priorité donnée à l’action, une omniprésence du contrôle se développe, très éloignée des préoccupations des opérationnels. La plupart des salariés doivent évoluer dans des systèmes qui sécrètent chaque jour de nouvelles règles en même temps qu’ils sollicitent toujours plus d’initiatives ».
Finalement, les dérives actuelles seraient surtout dues à une méprise fondamentale sur la raison d’être d’une entreprise : celle-ci serait fondamentalement de contribuer au progrès bien plus que de rechercher le profit en soi, qui ne serait qu’un simple indicateur de sa réussite, de la validité d’une vision et de la qualité de sa traduction. Ainsi, le problème n’est pas de changer les comportements des salariés mais de s’attaquer aux logiques, de travailler à un projet authentique et de mettre en place un management qui place en tête de ses priorités l’exemplarité, le respect des personnes et la reconnaissance du travail accompli.
Alors que le changement est devenu une véritable seconde nature des organisations, il est aujourd’hui déconnecté de toute considération de l’optimum collectif. Seul le « comment changer » est digne d’intérêt, le « pourquoi changer » étant devenu accessoire : la crise du sens si souvent évoquée serait donc une crise de la finalité, une crise du « pourquoi ». Ainsi, toujours perçus comme une soumission à un diktat, jamais légitimés, les changements suscitent une forte résistance. Ce n’est donc pas le savoir-faire qui est en cause mais la méthode, estime Olivier Vassal.
En se concentrant sur le management par objectif, les entreprises ont commis deux erreurs:
- ramener la performance à une dimension individuelle ignorant le cadre collectif dans l’accomplissement des tâches et encourageant les comportements de concurrence et de non-coopération ;
- préférer un management basé sur les chiffres plutôt que sur les enjeux. Selon Olivier Vassal, c’est essentiellement en évoquant ouvertement les enjeux, en les partageant et en échangeant à leur sujet que se construit la motivation des salariés, en toile de fond des objectifs. De plus, en privilégiant les critères quantifiables, on a occulté tous les enjeux qui ne se prêtaient pas à une appréciation chiffrée.
Quant au discours sur les valeurs, l’adhésion ne doit pas être considérée comme impliquant l’assujettissement : « l’entreprise efficace n’est pas une entreprise qui abolit les différences mais qui, au contraire, les valorise. L’action collective qui nie l’individu dans sa spécificité est vouée à l’échec. L’entreprise totalitaire n’a pas d’avenir », assène Olivier Vassal.
Comme l’indique l’éditorialiste de la Tribune Sophie Péters, reprise par Le Collectif, les enseignements de cet ouvrage doivent marquer les esprits ; ils peuvent être résumés ainsi:
« Plus que de vouloir changer le rapport des individus au travail, c’est à l’entreprise de modifier son rapport aux salariés. D’abord en les écoutant. Car l’enjeu éthique des prochaines années sera de choisir entre un capitalisme totalitaire ou démocratique. Reste aux entreprises à se saisir de l’opportunité qui leur est donnée de devenir les acteurs authentiques et légitimes du progrès ».