Particulièrement touché par la pandémie et les changements de réglementation liés à la situation sanitaire et difficiles à prévoir, le secteur du commerce de détail et de la distribution a été l’un des plus touchés. Il est également très représentatif de l’esprit de résilience et de la flexibilité professionnelle dont on fait preuve une grande partie des Français et des entreprises permettant de limiter les retombées catastrophiques de la crise. Jacques Creyssel, directeur général de la Fédération Commerce et Distribution et Co-Président de la Commission économique du Medef et Eric Servolle, Directeur de Marchés chez ManpowerGroup, posent un regard croisé sur l’année écoulée et sur les conséquences à plus long terme.
Le secteur de la distribution qui représente 10 % du PIB français, a connu une perte d’activité de 20% au deuxième trimestre 2020. Un chiffre qui s’inscrit dans la moyenne de l’ensemble de l’économie française. Bien que malmené depuis un an maintenant, il affiche des intentions d’embauche positive selon le dernier baromètre de l’emploi ManpowerGroup puisqu’il gagne 5 points entre le premier et le second trimestre 2021, et 20 points depuis la fin du troisième trimestre 2020. Pour s’inspirer de cet incroyable rebond – et ce, malgré une crise toujours en cours – il convient de comprendre et d’analyser le virage qui a été opéré à travers des innovations et évolutions qui ne sont encore que les prémices du commerce de demain.
Quel regard portez-vous sur l’année écoulée ?
JC : Cela fait maintenant plus d’un an que la crise économique a débuté. Le secteur de la distribution a été particulièrement impacté par l’ensemble des mesures prises, leur versatilité autant que leur imprévisibilité. Cela a engendré trois grandes conséquences : la fermeture de nombreux magasins, un surplus d’activité difficile à gérer pour les commerces alimentaires et la montée en puissance du e-commerce. Néanmoins, le boum de la consommation à domicile ne vient pas compenser celui de la consommation hors domicile. En effet, sur 2020, la consommation à domicile a augmenté de 4 % alors que celle hors domicile a baissé de 30 %. Donc bien que l’e-commerce ait sauvé de nombreux emplois et enseignes, cela n’est pas encore suffisant.
E.S : Le secteur a été, en effet, très touché par le premier confinement et a réussi bon gré mal gré à redresser relativement la barre par la suite. Mais aux problèmes internes, d’autres s’ajoutent. Avec ManpowerGroup, nous avons des accords commerciaux dans environ 80 pays, cela nous donne une vision globale. En Inde, par exemple, il y a de graves conséquences économiques et sociales. Résultat, se retrouvant sans emploi ni garantie et donc en situation très précaire, les Indiens migrent vers les campagnes, moins chères à vivre. Cette désertion des usines entraîne des problèmes d’approvisionnement jusqu’en France.
Comment cela a t-il impacté les Français ?
J.C : Outre les fermetures à gérer, la situation a chamboulé les habitudes de consommation des Français. C’est assez flagrant lorsque l’on compare les chiffres en baisse du secteur de l’habillement ou des cosmétiques à ceux en hausse de la maison ou du jardinage. De plus, le recul du pouvoir d’achat et l’incertitude quant à l’évolution de la situation rendent les Français frileux à l’idée de consommer. La proportion des ménages qui considèrent qu’épargner est primordial est au plus haut depuis 1995. A ce stade, il est difficile de dire si la consommation repartira après la réouverture et une fois le vaccin généralisé. Le premier déconfinement donne néanmoins beaucoup d’espoir.
E.S : Exactement, les habitudes de consommation ont changé et cela est renforcé par les difficultés financières dans lesquels certains foyers se retrouvent. Cela a aussi influencé la perception même des modes de consommation. Si je schématise, il existe deux types de clientèles. Celle qui privilégie le Made in France comme label de qualité quasi sur-mesure et celle de la consommation de masse peu chère. Ce qui ne signifie pas que ces deux profils ne sont pas flexibles et poreux. Cette crise ayant ouvert davantage les yeux sur les circuits de distribution mondiaux et sur l’importance de la consommation nationale comme moteur économique, on constate une augmentation de la volonté de consommer français et encore plus local. Une fois de plus, cela redistribue le paysage du commerce de proximité.
Le recours au e-commerce a t-il sauvé le commerce ?
J.C : Conséquence logique de la fermeture des enseignes, l’e-commerce s’est développé de façon considérable, tous secteurs confondus. Nous sommes passés de 9 à 13 % de part de marché en 1 an. Cela a touché de nouvelles catégories de publics tels que les seniors, par exemple. Face à la crise et aux géants comme Amazon dont les budgets d’investissement dépassent largement les 20 milliards d’euros par an, petits comme grands commerces se retrouvent dans la même bataille pour assurer la survie du commerce physique en général.
On voit bien que l’avenir du commerce sera omnicanal et ce, peu importe la taille et le secteur d’activité. Pour survivre et préparer la suite, il est essentiel d’harmoniser l’expérience online et offline.
E.S : Le e-commerce s’est, en effet, très largement développé mais pas de la même façon et à la même vitesse pour tous. Les plus grosses marques avaient déjà la souplesse et la structure pour cela. La crise a été un accélérateur de progrès technologiques déjà amorcés.
Il ne faut pas oublier les moyens et petits commerçants. Le click & collect a beaucoup aidé mais tous n’ont pas su ou pu s’adapter, et ce malgré les aides de l’État.
Quoiqu’il en soit, ces nouveaux usages et habitudes impulsent de nouveaux métiers ou des mutations des métiers existants. Cela entraîne donc également de nouvelles attentes des recruteurs avec de nouvelles compétences à acquérir.
Quels sont justement les nouveaux défis RH qui en découlent ?
J.C : Durant le premier confinement, nous avons mené une réflexion sur le transfert de main d’œuvre mais juridiquement, cela restait très compliqué. Au quotidien, le plus compliqué à gérer a été les changements de règles quasi permanents avec des préavis quasi nuls. Beaucoup de salariés ont été réaffectés à des tâches différentes en interne notamment sur les activités e-commerce.
Je tiens cependant à rappeler que la distribution était déjà en difficulté bien avant la crise, depuis environ 5 ans. Entre la crise des gilets jaunes et les manifestations liées aux retraites, une réflexion autour de l’évolution des emplois était déjà entamée. A présent, nous devons intégrer la mutation et l’adaptation des métiers face à l’automatisation. L’idée est d’aller plus loin car nous avons la capacité de rapprocher des secteurs qui vont avoir moins de besoins, comme le commerce, et ceux qui auront plus de besoins, comme celui de l’aide à la personne).
E.S : Le management de proximité a une énorme responsabilité pour mener à bien ces mutations. Avec la crise, on parle même de nouvelle QVT. L’écoute et l’empathie sont plus que jamais importantes, tandis que le tutorat, le coaching et bien évidemment le soutien psychologique en entreprise ont pris une nouvelle ampleur. Les services RH sont, plus que jamais, clés.
Et demain ?
J.C : Je pense que nous faisons face à deux enjeux majeurs pour préparer demain. Le premier est le transfert des compétences et les mobilités, entre les métiers de notre secteur et aussi entre les secteurs, pour faire face à l’automatisation de certaines tâches. Puis, la nécessité de passer à des logiques d’omnicanalité. C’est-à-dire que nous devons à la fois développer le digital et repenser les implantations des surfaces de vente pour homogénéiser les parcours. J’irais même plus loin. Pour moi, il ne s’agit pas de poursuivre la digitalisation mais de franchir un nouveau cap et donc de profiter de l’expérience acquise pendant cette crise pour changer radicalement de braquet.
E.S : L’e-commerce n’est pas la solution unique. On doit s’adapter et proposer des services au pluriel. Nous devons également repenser les métiers et les compétences, proposer les formations adaptées et donc accompagner nos talents, repenser leurs parcours pour garantir une employabilité à vie, en adéquation avec les transformations que nous vivons. Je pense également qu’il y a de forts enjeux de RSE pour les marques. Elles ont la responsabilité de nous amener à résonner et consommer autrement.