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Entreprise et « quantified work » : au secours, Taylor revient (plus fort) ?

L’actu

Empowerment (autonomisation) des salariés ou abandon de soi au contrôle de l’entreprise ? C’est par cette alternative que le New Yorker résumait à la mi-octobre la vaste polémique qui a embrasé la sphère tech à la suite d’un scoop de NBC : Facebook – et Apple dès janvier prochain, ainsi que Microsoft, Citigroup, etc. – offrent ou offriront la possibilité aux salariées qui le souhaitent de congeler leurs ovocytes, « permettant ainsi qu’elles continuent à travailler en repoussant leurs grossesses éventuelles à une date ultérieure ». Vie personnelle dictée par la carrière professionnelle ou nouveaux gages d’autonomie donnés par l’employeur ? Ce que révèle cette polémique, c’est aussi que l’entreprise n’a jamais été autant en capacité de déterminer scientifiquement ce qui est le mieux pour elle-même…

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L’enjeu

…jusqu’à dessiner, comme de nombreux observateurs le disent, un retour à l’organisation scientifique du travail chère aux entreprises tayloristes du début du XXème siècle, big data et analyse prédictive en plus ? Dès 2001, le journaliste d’investigation Christian Parenti, imaginait ainsi, dans un article au titre éloquent, « Le cousin corporate de Big Brother » (pdf), ces « ordinateurs, bases de données et réseaux à grande vitesse [qui] poussent les relations sociales professionnelles vers un nouveau taylorisme numérique, où chaque geste est surveillé, étudié et contrôlé par et pour le patron ».

Piloter la productivité, en étudiant l’activité d’un employé derrière son ordinateur, ou même prendre soin de ses salariés et prévenir les risques, en les poussant à mesurer, via des bracelets connectés, leur activité physique : tout cela est désormais possible, au point que se dresse la figure de l’« employé quantifié »… dont on sait, prévoit et même joue sur la date à laquelle il aura un enfant ?

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L’enjeu est de taille car, au-delà de la question du « fliquage » (« l’employeur a le droit de contrôler et de surveiller ses salariés, mais seulement dans le cadre d’un contrôle de leur activité et à la condition de les avoir informés préalablement », peut-on résumer à ce sujet), c’est la nature même du travail, de l’évaluation de la productivité à, en fait, toute la gestion d’un ensemble de données des salariés dans l’entreprise, qui est amenée à se réinventer. Et avec elle, de nouvelles politiques RH, « data-centrées ».

Les données

  • D’ici 5 ans, 13 millions de bracelets, montres et autres appareils connectés devraient être intégrés dans des programmes de suivi du bien-être des employés au travail (ABI Research, cité par InternetActu)
  • 17% des Français se seraient déjà essayé au quantified self, la mesure via un smartphone ou un objet connecté de ses performances sportives, de son sommeil, sa santé ou sa productivité… (septembre 2014, TNS Sofres)
  • Chez Google, 4 000 salariés remplissent annuellement une enquête interne aux critères validés par une équipe de chercheurs.
  • Betterworks, une start-up spécialisée dans le « goal science », un ensemble de méthodes de management par objectif hyper-rationalisées, vient de lever 15,5 millions de dollars.

En une image

BioSyntrx
Le nombre de pas effectués jour après jour par deux salariés de l’entreprise BioSyntrx, qui a équipé tous ses salariés de bracelets FitBit et publie sur son site leur activité (cliquer sur l’image pour voir le site de l’entreprise)

Les (bonnes) pratiques

People Analytics« Tracker » et mesurer ce qui est important pour son activité, quoi de réellement neuf ? D’une part, « le montant et le détail des données sur les travailleurs qui sont recueillies« , répondait en 2013 un chercheur à l’école de management de Yale. Mais, peut-être encore plus fondamentalement, c’est la place centrale prise par ce que le chercheur pour GigaOm Research Stowe Boyd nommait récemment le « quantified work ». Soit, concrètement : des plateformes, en ligne, « sociales », en réseau, où l’intégralité de la gestion de projet est effectuée et où tout le travail se décompose en tâches, minutieusement reportées. Le renouveau, dans le cloud et au coeur de l’entreprise, de cette méthode « SMART » (pour « specific, measurable, attainable, realistic and timely« ), pousse un peu plus loin la culture du résultat portée par des méthodes comme l’OKR (Objectives and Key results), inventée par Intel dans les années 1980 puis popularisée par Google.

Un travail qui se découpe en tâches, toutes reportées sur un outil en ligne, auquel ont aussi accès, collègues et supérieurs, est-ce là toute la promesse du « digital taylorism » ? Le quantified work, pour Peter Cappelli, célèbre professeur de management de l’Université de Wharton, c’est aussi ce vent « à la Minory Report » qui souffle sur l’entreprise. Bien au-delà des tests psychométriques, on cherche ici à tout prédire – à l’image de ce film où la police traque les criminels « en puissance ». « You name it, it’s being studied now » : à peine nommé, un problème ou un critère de performance, de productivité est déjà à l’étude, qu’il s’agisse de savoir les raisons qui font qu’un cadre dit « oui » quand un chasseur de tête le contacte, les attributs du caractère des managers qui savent le mieux former, la corrélation entre quantité moyenne de mails reçus et probabilité de se faire licencier (!), la meilleure (ou non) probabilité de succès des embauches faites suite à une recommandation, etc.

La « science de la force de travail » (ou workforce sience, souvent liée aux approches statistiques des ressources humaines dites people analytics) se présente-t-elle nécessairement comme un nouveau taylorisme au rationalisme désespérant ? De nombreux pionniers de la data font de la détermination prédictive des facteurs de succès leur nouvel or noir, pour la quête de productivité mais aussi sur le volet « recrutement », comme Gild, qui recrute des développeurs en se basant sur les recommandations laissées par leurs pairs sur des sites communautaires, LinkedIn Recruiter, qui « crawle » l’activité LinkedIn des potentiels candidats, et de nombreux autres. Mais parmi les nombreux chantres de l’optimisation à tout-va, certains se tournent vers l’optimisation du bien-être, comme cette entreprise du secteur pharmaceutique qui a conclu qu’il fallait réduire le nombre de machines à café pour recréer de la socialisation, cette start-up californienne qui équipe ses salariés de bracelets connectés fitness aux données analysées par un chief happyness officer, Bank of America, qui a expérimenté la workforce science dans ses call centers.

Que penser alors de ces entreprises qui recommanderont l’usage de Google Glass pour « déterminer avec une précision sans sans précédent comment les travailleurs se parlent, combien dur ils travaillent ou combien de pauses ils prennent », comme l’anticipe l’auteur de Glassholes at Work ? De celles qui développent des « bagdges sociométriques » que les salariés portent autour du coup et, déjà, toutes sortes de wearables (bracelets connectés, etc.) ?

Le « cousin corporate de Big Brother » ne dessine pourtant pas nécessairement le modèle de l’entreprise-panoptique, qui sait tout sur ses salariés – même avec leur accord. De nombreuses voix tentent de tirer le meilleur de ce nouvel potentiel prédictif, arguant par exemple que si l’entreprise montre qu’on peut lui faire confiance, en étant transparente sur sa démarche, ses algorithmes, et le but de leur utilisation, l’on pourrait déboucher sur une vie au travail moins politique, plus sensée et donc plus épanouissante. Quoi de mal à tirer de l’analyse des données qu’il est bon pour l’entreprise de recruter des profils atypiques, qu’il faut réfléchir en termes de productivité collective et non individuelle, que l’on n’a pas besoin de savoir ce que disent les employés entre eux pour déterminer si leur niveau d’interaction au travail les épanouit suffisamment, comme l’a démontré l’un des pionniers de l’analyse des données au travail, Alex Pentland ? N’y a-t-il pas non plus un gigantesque virage dans la manière de piloter son activité, comme l’ambition du Digital Manufacturing Hub de Chicago de créer une plate-forme open-source où plusieurs entreprises partagent un ensemble de données liées aux performances de leurs activités industrielles, l’explore ?

Face aux nouvelles plateformes de management en ligne, tels le déjà évoqué Betterworks, mais aussi Asana ou Slack, le blogueur Scott Rosenberg lit le risque du « cauchemar de la surveillance et de l’excès de time-tracking, en mot, du taylorisme digital », mais aussi la possibilité de résoudre « le » dilemme des travailleurs de la connaissance : « des attentes floues de la part du leadership, et en conséquence un déchirement entre la volonté de faire du bon travail et le besoin de préserver du temps pour sa vie personnelle ».

Initialement, le taylorisme a en effet été salué comme une force qui « libèrerait les salariés des penchants autocratiques de leurs supérieurs », rappelle Peter Cappelli, qui insiste pour que le quantified work, ce travail où les salariés mesurent eux-mêmes diverses facettes de leur activité, ne reste pas aux mains des économistes, ingénieurs IT et autres data miners. À la manière des outils d’évaluation dont les conséquences éthiques sont un sujet pris en compte à l’heure de leur élaboration, notamment en y associant la psychologie du travail, la workforce science ne peut se prémunir d’un équilibre entre « l’intérêt des employeurs à prendre des décisions [plus efficaces] et des préoccupations plus vastes sur l’équité et les conséquences inattendues [en matière de motivation, notamment] ». Un nouveau signe du rôle crucial que va de plus en plus jouer l’éthique dans l’entreprise ?

[Edit – 6 novembre] Voir aussi deux nouvelles illustrations, autour notamment des badges sociométriques et d’un service qui permet de prédire, par exemple, la probabilité qu’a un salarié de quitter l’entreprise (en anglais).

Bonus

« Il est important de tout mesurer, de tout ficher. La sélection et le maniement des hommes requièrent des informations précises. […] Les ouvriers s’habitueront à la surveillance comme ils se sont habitués à la machine. »

Les principes du taylorisme selon Thibault Le Texier, Le facteur humain (2011)

Crédits images Lauren Manning, NASA Appel / Flickr / Licence CC-BY

 

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