C’est l’un des grands paradoxes de notre époque. Dans nos sociétés ultra-connectées, jamais la notion d’individualité n’avait été aussi prégnante. Et pourtant, l’injonction au collectif se fait de plus en plus pressante. Dans les métiers des Ressources Humaines comme ailleurs, ce sujet est désormais prioritaire, qu’il s’agisse du management des équipes, de la transformation digitale des organisations ou encore de la nécessité de faire émerger l’innovation. Mais le collectif est-il forcément capable d’une intelligence supérieure à celle des individus ? C’est la thèse d’Émile Servan-Schreiber, docteur en psychologie cognitive.
« A plusieurs, on est plus forts ». Ce vieil adage n’a pas toujours été respecté dans nos sociétés, qui ont longtemps préféré à la force du collectif un leadership plus vertical. Il faut dire que certains ouvrages ayant fait date réfutent toute possibilité de groupe ou de foule intelligents. C’est notamment le cas de Gustave Le Bon, dont le livre Psychologie des foules, publié en 1895, est encore communément cité : « Par le fait seul qu’il fait partie d’une foule organisée, l’homme descend de plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation ». Un jugement largement remis en cause aujourd’hui, alors que les sciences cognitives s’intéressent à un nouveau champ de recherche, la « foulologie », ou l’étude des mécanismes complexes qui sous-tendent les mouvements de foule et leur pouvoir.
Loin de croire en la bêtise des masses, Émile Servan-Schreiber fait partie de ceux qui voient dans le collectif un dénominateur commun de toutes les grandes réussites. Dans son ouvrage Supercollectif. La nouvelle puissance de nos intelligences, l’auteur va plus loin, estimant que toutes les intelligences sont collectives. Mais comment les développer et que peut-on en attendre exactement au sein des entreprises ? Émile Servan-Schreiber était l’invité de la dernière Matinale ManpowerGroup, le 4 juillet 2019.
De la bêtise des foules à l’intelligence du groupe
Prenez une équipe de football : si vous n’y mettez que des grands champions, il y a peu de chance que cela fonctionne. D’ailleurs, l’équipe de France qui a remporté la Coupe du Monde de Football comprenait des joueurs moins bons individuellement que d’autres. La victoire s’est construite autour d’un collectif performant. Pour Émile Servan-Schreiber, l’exemple de l’équipe de football est particulièrement parlant. Le tout n’est pas toujours égal à la somme de ses parties, confirmant l’existence d’une intelligence collective à part entière.
En 2010, une étude du Massachusetts Institute of Technology (MIT), de l’Université Carnegie-Mellon et de l’Union College démontrait d’ailleurs qu’un groupe dispose de sa propre intelligence et que cette dernière ne peut se réduire à une simple addition des QI individuels. Plus crucial encore, l’intelligence d’un groupe ne serait pas déterminée par le degré d’intelligence de ses membres, mais par la sensibilité aux autres (communication non-verbale), et l’équité dans la prise de parole. Mais comment faciliter l’émergence d’une intelligence collective supérieure à celle des individus ? Il convient d’établir des règles autour de la collaboration et de miser sur les « soft skills » et l’intelligence émotionnelle plutôt que sur une expertise pointue.
Pour Émile Servan-Schreiber, c’est cette intelligence proprement humaine que les organisations doivent chercher à développer, car elle est particulièrement performante dans deux domaines : l’innovation et la prédiction. « Quand il s’agit de parier sur le succès d’un nouveau produit, il est plus efficace de demander l’avis de tous les salariés qu’utiliser des datas », affirme-t-il. « Et il vaut mieux faire appel à une intelligence collective qu’à une intelligence artificielle pas encore disponible et qu’on ne verra peut-être jamais ! » Concernant l’innovation, le chercheur souligne que les entreprises les plus innovantes dans le monde ne sont pas celles qui dépensent le plus en innovation, mais celles qui impliquent le plus d’employés dans l’effort d’idéation pour trouver de nouvelles idées.
Développer une ouverture d’esprit active
Alors que nous sommes tous impactés par les biais de confirmation, Émile Servan-Schreiber rappelle l’importance d’appréhender les différents points de vue qui se font face sur n’importe quel sujet. « Demandez l’avis des autres avant de prendre une décision, et notamment ceux qui ne pensent pas comme vous. C’est ce qui fonctionne », conseille l’auteur. Une ouverture d’esprit active que décrivait bien Woodrow Wilson, vingt-huitième président des États-Unis, lorsqu’il affirmait : « je n’utilise pas seulement tout mon cerveau mais aussi tous ceux que je peux emprunter ». Mais Émile Servan-Schreiber le concède, « cela demande de l’entraînement. Ce peut être désagréable ou même compliqué au début. Puis, petit à petit viennent la souplesse et l’agilité nécessaires à cette ouverture d’esprit active qui nous permet de devenir plus intelligent ».
Comment encourager cette posture dans les entreprises et quel rôle pour les professionnels des Ressources Humaines ? Pour Émile Servan-Schreiber, les RH, les dirigeants, les managers, confrontés directement et quotidiennement aux problématiques du groupe, peuvent aider les scientifiques à avancer sur le sujet de l’intelligence collective. Si l’individu doit rester au centre des problématiques RH, la valorisation du groupe et le défi de l’altérité impliquent de réfléchir aujourd’hui à de nouvelles pratiques, pensées non plus uniquement à l’échelle de l’individu mais aussi à l’échelle du collectif.
Autre responsabilité de taille pour les Ressources Humaines, faire progresser la mixité et la diversité en entreprise. Car l’étude du MIT est formelle : plus les organisations et les groupes de travail sont composés de gens qui pensent différemment, plus on augmente l’efficacité et l’intelligence du groupe. Les femmes ont à cet égard un rôle crucial à jouer. Les scientifiques ont estimé que les femmes disposaient de certaines qualités (communication, capacité d’écoute, empathie…) pouvant améliorer la bande passante du groupe. Ils en ont donc conclu que son QI était corrélé à la proportion de femmes le composant. Si René Descartes écrivait dans le Discours de la méthode en 1637, « je pense donc je suis », Émile Servan-Schreiber en est convaincu, au XIXe siècle, le fameux cogito ergo sum du philosophe aurait plutôt été, « je pense comme plusieurs, donc je suis meilleur ! ».
A propos de l’auteur : Docteur en psychologie cognitive, diplômé de l’Université de Carnegie-Mellon (Pennsylvanie, États-Unis), Émile Servan-Schreiber partage son temps entre la recherche et ses applications concrètes au service des gouvernements et des entreprises. Il dirige depuis plus de vingt ans Lumenogic et Hypermind, deux sociétés de conseil qui utilisent l’intelligence collective au service de la prédiction. Son dernier livre Supercollectif. La nouvelle puissance de nos intelligences (2018, Éditions Fayard) entend répondre à la question suivante : « Comment rendre les entreprises, les gouvernements et les individus plus intelligents ? ». Émile Servan Schreiber est également partie prenante dans la création de la première école au monde dédiée à l’intelligence collective au Maroc, au sein de l’Université Mohammed VI Polytechnique (UM6P) de Benguerir. |