En France, le chômage continue de grimper et, même si le ministre du Travail a souligné le ralentissement de cette progression et que les interprétations varient, l’avenir ne s’annonce pas sous les meilleurs auspices :
- La « rétention de main d’œuvre » pratiquée par les entreprises françaises durant la crise joue certainement un rôle : si, selon l’Insee, l’emploi salarié a enregistré ses pertes les plus lourdes depuis 40 ans entre 2008 et 2009, « dans un contexte de récession historique, cette baisse aurait pu être bien plus forte »*. En effet, les estimations du Centre d’analyse stratégique montrent que entre 300 000 et 500 000 emplois supplémentaires auraient « dû » être détruits, si le marché de l’emploi avait réagi comme lors des précédentes crises.
- L’aggravation des difficultés à venir est d’autant plus plausible que les derniers chiffres du chômage montrent une nette chute de l’intérim -sur un an, les entrées au chômage pour fin de mission d’intérim ont augmenté de près de 10%. Or, on le sait, l’évolution de ce dernier constitue un indicateur avancé de celle de l’emploi en général…
Le dualisme du marché du travail, mal endémique dont les plus fragiles sont les premières victimes
Le plus inquiétant, c’est que les premières victimes du chômage sont les personnes les plus fragiles : les plus jeunes et les plus âgés, les moins qualifiés, les femmes… Car la France, comme d’autres pays européens, est caractérisée par la « dualité » de son marché du travail : depuis longtemps, c’est sur une catégorie limitée de salariés (en CDD, intérim, stages, mais aussi en CDI à temps partiel « subi » ou dans de longues chaînes de sous-traitance ou dans d’autres contrats « atypiques ») que pèse le risque de perte d’emploi.
Illustrations typiques de l’inégale répartition des risques :
- En février, seulement 2,6% des entrées au chômage ont fait suite à un licenciement économique. Le même mois, un tiers (32,5%) des inscriptions à Pôle emploi concernait des fins de CDD ou de mission d’intérim.
- Au plus fort de la crise, entre le 2ème trimestre 2008 et le 1er trimestre 2009, près des 2/3 des suppressions d’emploi en équivalent temps plein ont eu lieu dans le seul secteur du travail temporaire.
Ce « compromis de flexibilité », dénoncé par l’Institut de l’Entreprise dans son rapport « Flexibilité responsable », est à l’origine d’un fossé très profond qui s’est creusé sur le marché du travail français et qui explique – au moins partiellement – l’angoisse face à la « précarité ».
Face à la « précarité », protéger les personnes plutôt que les emplois : la flexisécurité
Sous l’influence de la réussite du modèle danois, de nombreux travaux ont cherché à pousser une modernisation profonde du marché du travail français par le développement d’une « flexisécurité » par laquelle la protection des personnes se substituerait à celle des emplois : en contrepartie d’un assouplissement des marchés du travail – nécessaire tant pour faire face à la nouvelle donne de l’économie de l’innovation mondialisée que pour lutter contre le dualisme, il s’agit d’améliorer la sécurité des individus.
- dès 1995, le rapport Boissonnat propose la création d’un « contrat d’activité », signé entre un salarié et plusieurs employeurs, au sein duquel pourraient alterner périodes d’emploi et de formation ;
- en 1999, le rapport Supiot suggère la création d’un « état professionnel des personnes » créant un ensemble de droits attachés aux individus, au-delà de leurs relations avec des employeurs particuliers – et donc transférables d’un emploi à un autre.
- Dans les années 2000, les rapports Cahuc/Kramarz, Blanchard/Tirole ou Camdessus pousseront, eux aussi, la mise en place seront autant de tentatives pour proposer une flexisécurité « à la française ».
Depuis le rapport Kok de 2004, la flexisécurité est devenue un objectif majeur de l’Europe économique et sociale et, en 2007, la Commission européenne poussait dans ce sens avec sa communication : « Vers des principes communs de flexicurité : des emplois plus nombreux et de meilleure qualité en combinant flexibilité et sécurité« . L’année suivante, Eric Besson était missionné par le Premier ministre pour recenser les meilleures pratiques en Europe…
Une France qui ne voit qu’à court terme
Malgré tous ces travaux et cette volonté politique affichée, aucun gouvernement français n’a apporté de solution de fond: si la rupture conventionnelle a permis d’assouplir le droit du travail et si des contrats spécifiques ont été créés pour faciliter l’embauche des jeunes, aucune mesure n’a abordé le problème de la dualité dans son ensemble.
Certes, la crise est passée par là et la période récente n’était pas idéale pour des réformes structurelles : l’urgence a placé le curseur sur des mesures conjoncturelles. Il n’en reste pas moins que, à l’heure de soumettre leurs projets pour l’avenir, aucun candidat à l’élection présidentielle n’aborde le sujet et les partenaires sociaux, mobilisés par la négociation des contours de la « flexibilité interne » des accords compétitivité-emploi, l’ignorent.
L’Europe bouge pour lutter contre une rigidité injuste et pénalisante
Pourtant, nos voisins européens se sont remis à bouger ! Car le dualisme du marché du travail n’est pas un problème franco-français : l’Espagne et l’Italie, par exemple, parmi les plus mauvais élèves d’Europe en matière de chômage, ont décidé de prendre le problème à bras le corps.
Selon l’OCDE, en ne faisant rien pour les plus fragiles, la France met en danger sa compétitivité :
« [Le] dualisme fait reposer très inéquitablement le poids des ajustements nécessaires sur les jeunes et les moins qualifiés. […] La mondialisation amplifie la nécessité de transformation et de réactivité des entreprises. La protection des contrats permanents pénalise, probablement plus que par le passé, cette évolution nécessaire de la spécialisation, en sécurisant des postes qui peuvent être obsolètes. La France peut donc perdre des parts de marché par rapport à l’Italie ou l’Espagne dont les réformes visent à accroître le potentiel de croissance. »
Comment expliquer, alors, cet immobilisme ? D’après l’OCDE, l’explication est simple : « il n’y a pas en France la même perception de l’urgence à mettre en œuvre des réformes clefs… ».
* NB : Pour certains, la « rétention de main d’œuvre » risquerait de ralentir le processus de « destruction créatrice » (au sens de Joseph Schumpeter), nécessaire à moyen terme à la performance de nos économies de marché. Notons pourtant que notre voisin allemand a pratiqué cette « rétention » dans des proportions bien plus importantes encore – par une utilisation systématique des mécanismes de chômage partiel – sans que cela semble affecter la compétitivité de son économie.
> Crédits images :
- Une : issue du flickrstream de Paul Simpson (sous licence CC)
- 1er graphique + texte issus du rapport « Flexibilité responsable » de l’Institut de l’Entreprise.
- « Souplesse » : issue du flickrstream de Stéphane Bar (sous licence CC)